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Ce minuscule point noir dans le nuage n’a pas échappé à l’oeil perçant de Rascar. Il l’a désigné à ses compagnons qui, les têtes renversées, observent tantôt le point disparaître dans la partie sombre de la base du nuage, tantôt filer dans la forme vaporeuse éclatante du restant de cumulus de fin de journée.
« Peut-être aurons-nous sa visite ? » dit l’un d’eux qui, manifestement, n’a pas les yeux pour percevoir si loin mais qui devine de quoi il s’agit.
« Ce serait de bon augure. » répond Rascar.
Au-dessus de ces hommes remplis d’espoir, à environ 4000 pieds d’altitude, plane un grand oiseau noir dans le ciel appalachien. Son parcours en cercle l’amène à contempler la grande chaîne de montagnes frontalières dans toute sa splendeur automnale. Successivement, son regard porte sur un petit village dans les bois, un cratère, puis un autre village enfoui dans une grande forêt multicolore qui, à travers sa rougeur d’érablières, laisse contraster le bleu d’un lac auprès duquel s’élèvent des panaches de fumées blanches issues des cheminées d’une ville. Complétant un dernier tour d’horizon pour mettre le cap vers l’immense fouillis de montagnes au sud, l’urubus amorce l’ultime descente de la journée. Les grandes plumes éparses de ses bouts d’ailes frémissent à tâter sans cesse les multiples textures de l’air. L’oiseau trace un parcours lent et paisible pour aboutir dans un champ en face des observateurs terrestres qui l’ont suivi depuis son haut passage. Rasant interminablement son ventre sur les herbes jaunies, il finit par se percher sur un petit arbuste au bout opposé du champ où ses admirateurs se pâment à voix basse. Ce juvénile volatile revient depuis quelques jours à ce calme lieu de délice. Ce qui l’attire en ce lieu doit bien avoir une explication pour cette présence répétée. Il doit en être de même de ce groupuscule d’humains, nouvellement ici rassemblés, et qui semblent se faire des scénarios. Un point commun avec cet oiseau relève de cette caractéristique qu’à travers un calme de base, un simple coup de Vent fait sursauter leur regard comme si la méfiance les habitait.
Enfin, le destin réunit, en cette fin de journée d’octobre, ces comparses assemblés pour le moment privilégié du coucher du soleil. L’oiseau, immobile au loin, est situé juste dans la ligne de chute de l’astre dont la description est un défi insurpassable. En effet, il serait plus précis de parler de pivotement de planète, mais qu’importe. Plus loin à l’Ouest, derrière l’oiseau, se dresse une montagne de largeur excessive pour son profil encoché de teintes multiples mais fluides. Couleurs et odeurs s’entremêlent en cet instant dans un crescendo de luminosités criantes quand la boule rouge touche le sommet pour l’embraser d’une éruption fulminante de rouges et de jaunes avec un liséré blanc brûlant sur toute la crête du volcan. L’aura planétaire est révélée.
Les spectateurs sidérés sont plongés dans une torpeur médusée quand les paroles de Rascar, fumant son cigare de mouffette, déclament :
« Vivants ! Vous rendez-vous compte qu’on est vivant ? »
Chacun, silencieux, est recueilli dans ses pensées personnelles. Duck, d’un geste, calme le placoteux et le silence reprend. Pas tout à fait car les oiseaux environnants, de retour à leur nid ou zone de repos pour la noirceur qui va s’installer, ont amorcé l’heure du capotage avec encore plus d’entrain que Rascar. Ils doivent se raconter toutes les aventures de la journée qui semble avoir été passablement palpitante. Les nuages qui, cinq minutes plus tôt, avaient la tête blanche ont été contaminés de roses et de multiples variantes inépuisables. Même le bleu du ciel est tout dégradé subtilement. Quand le sortilège s’estompe et que chacun semble émergé de sa transe, Duck déclare :
« Demain est propice. Préparons-nous pour l’opération. »
Pour lui, le ciel est un temple ; il est décoré de nuages au lieu de statues. Le coucher de soleil est la plus belle cérémonie propre à prophétiser le temps de ces lendemains qui n’existent même pas. La nouvelle est fort bien accueillie.
Ce n’est pas la première tentative pour cette opération. La première avait échoué par manque de participants. Mais cette fois-ci, ils sont suffisamment en place et du renfort s’amène. Les yeux pétillent à la perspective du déclenchement de la mission qui s’amorce avec calme. Un bon repas copieux s’organise et, sans abuser des bonnes choses de la table, la discussion est très animée. Même que Rascar a de la peine à placer un mot, par moment va sans dire, car son expérience, entre tous, commande beaucoup d’écoute et même d’autorité. La franche rigolade et les jeux de mots fusent sans cesse avec légèreté. Cependant, aucune allusion n’est faite au sujet de la mission par crainte d’écoute électronique. Toute discussion à cet égard se fait au secret du plein air.
Enfin, une fois le chaos du repas terminé, des lunchs se préparent prestement et la plupart se couchent tout de go. Près d’un volcan endormi, le calme de la campagne favorise le sommeil et le rêve de ces esprits d’aventure. Vers trois heures de la nuit, le réveil sonne au cri du frénétique Rascar qui vocifère son cri de guerre, une imitation parfaite du cri du condor. L’effet est surprenant car les yeux pétillent sans traîner ; mais c’est peut-être l’anticipation qui anime ces acteurs d’un plan d’action périlleux, mais plus qu’emballant. Rapidement, des sacs sont pilés dans deux camionnettes qui roulent maintenant sur un chemin de terre. Les véhicules s’immobilisent en plein bois ; en débarque subrepticement le commando qui s’enfonce sitôt dans la forêt. Un Vent froid et régulier coule de la montagne et la consigne du silence, même pour Rascar, est de rigueur. Le récit de certains événements passés serait utile pour comprendre le mouvement de cette troupe déterminée.