Conte FLaQuiste Vols Captifs par DucK KcuD

5. Oculus

        Rascar finit par raconter ses aventures en Teraland et il est écouté avec grand intérêt par ses hôtes. Il y va sans détour avec son plan de libération d’Ïkô en hélicoptère. Il compte sur Elvis pour un système de brouillage des ondes afin d’appuyer sa mission. Ce dernier grimace. Il connaît très bien ceux qu’il appelle les Sécures, car leur obsession pour la sécurité le dépassait. Mais, avant qu’il ne puisse se prononcer, Sivle montre son enthousiasme. Elle est fascinée par son récit. Si aérienne qu’elle soit, elle est transportée d’admiration pour ces paysans chanteurs et musiciens. Elle manifeste une certaine nostalgie appalachienne. Elle adore cultiver la terre et la tâche de gérer les germinations ne lui suffit pas. Elle aimerait tellement entendre ces chants d’Îkô que Rascar a si bien décrits et qui lui ont mis l’eau à la bouche. Puis pour la politique, elle exprime rondement que tous les pays lavent autant le cerveau de leurs habitants. Aucun pays n’est reluisant quant à l’estime des habitants au-delà de leurs frontières. De plus, Drev n’a pas de visée belliqueuse d’expansion grâce à leur géniale autarcie. Pourquoi s’immiscer ?

        Elvis saisit bien le désarroi de son frère et masque un peu sa méfiance des Sécures. Il s’assure, néanmoins, que Rascar n’a pas divulgué son implication dans la désactivation du Téraciel. L’opinion de sa petite-fille, assez impressionnante pour une personne de son âge, le porte à nuance aussi. Le défi du brouillage des drones n’est rien pour lui, ni techniquement, ni moralement. La capacité de réaliser rondement une telle opération n’est pas si compliquée. Elvis explique simplement le problème : « As-tu pensé à la réadaptation de Ïkô ? Quel sera son malheur, par exemple, de voir, à tout bout de champ, quelqu’un courir ? Privée de la méditation du midi, son bouleversement pourrait être pire. » Rascar n’y avait pas pensé, n’envisageant le futur que dans une bulle amoureuse. Faut-il envisager, comme seule issue d’être tombé en amour avec une nonne, qu’il doive retourner vivre dans ce monastère artificiel ? Rascar pense que son frère pourrait construire un silo d’apesanteur ou utiliser leur silo. Pas question pour lui de psychonétique, pas dans ce sens; il est intraitable. La discussion est interrompue par les cris de l’autopilote « Ômen ! Ômen ! Ômen ! ».

        Tous les écrans se sont mis à rougir. Dans moins de vingt heures, un cyclone s’organise dans la région et cela risque de barder sérieusement. On révise, en méditation, l’état de la situation et les stratégies. Le capitaine, en accord avec l’équipage, décide de l’affronter. Il y a quelques mois, ils ont essuyé une forte tempête et s’en sont admirablement bien portés. La prochaine anticipée est plus sévère mais on est là pour tester et aucune pression de Sécures ne les infirme sur leurs capacités. Ils sont justement là pour cela, du moins selon les mots de Rascar. Elvis aurait eu des termes plus sophistiqués pour enfin dire la même chose. Pour lui, un nouveau et passionnant discours du Vent s’annonce. Dans tout cela, le pire à craindre est la turbulence de relief. Si on se tient haut, les sillages d’onde sont bien maîtrisables. Mais s’il faut descendre, là, le relief génère des turbulences plus coriaces où peut vociférer un chaos incompréhensible et hasardeux. Le Vent invente toujours de nouveaux mots. Et, en attendant qu’il s’explique, la confusion mène à la mesure de notre ignorance. Le temps n’a pas la patience d’attendre. Il faut alors maintenir suffisamment d’altitude; ainsi l’anticipation du Vent par Ômen devrait permettre d’amortir ou de négocier toutes les secousses et les rendre endurables pour les passagers. Rascar, bien entendu, pourrait s’en permettre plus.

        Alors, comme de bons marins, on prépare le caban. On révise tout l’équipement et on est bientôt prêt. Les deux méditants se relaieront jour et nuit. Rascar, lui, contemple aux fenêtres. Il joue souvent avec Sivle à détecter de formidables dessins dans les nuages. Plus que des personnages fantastiques, ce sont des histoires complètes qu’elle lui raconte. Rascar en remet et ils sont emportés sur une théorie de la réincarnation intemporelle : Quand les personnages meurent, leurs âmes tombent dans un état où il n’y a plus de temps. Alors, quand vient le temps de se réincarner, cela peut être autant dans le passé que dans le futur. De telle sorte, qu’à la fin, même s’il n’y a pas de fin, ils finissent par découvrir que tous les personnages ne sont qu’une seule réincarnation en boucle, les bons et les moins bons. Comme le Vent qui tourne autour de la planète, quel que soit sa direction ou sa force, il n’est qu’un seul Vent. On ne s’ennuie pas avec eux, se dit Elvis. Et cette nouvelle amitié libère un peu son frère de sa captivité amoureuse.

        Car Rascar a sombré à quelques crises plus graves que le craquetage. Une nuit, son frère le surprend avec un parachute de secours, prêt à sauter de la nacelle en plein cœur de la tempête. Il venait de rêver qu’Îkô était menée au silo d’apesanteur. Elle était cernée et abattue et cela l’a complètement chamboulé. Elvis le convainc d’au moins attendre le jour. En attendant, il le console et Rascar bénéficie d’une singulière leçon de vol par son grand frère. Elle est basée sur l’analogie, évidente selon lui, entre le Vent extérieur et le Vent intérieur. Le Vent, pour qui le connaît, peut emporter au bout du monde. Pour l’ignorant, le Vent peut n’être qu’encombrante menace. On a appris aussi à survivre à la tempête en s’abritant ou avec habits et des outils. Il en va de même dans le monde intérieur de nos émotions où souffle un Vent analogue hors de notre contrôle. Selon notre réaction ou union avec ce Vent, notre navigation intérieure fera malheur ou bonheur. Cette tempête de la perte amoureuse doit être vécue avec la même adresse que celle pour voler dans l’air. Il faut faire face à nos émotions avec impeccabilité plutôt qu’en se laissant aller à la dérive. Il ne faut pas se fixer dans une mentalité captive de Sécures. Elvis, donc, le convainc de tenir la barre et de chercher à sortir de sa tempête indemne. Comme dans la tempête qu’ils affrontent, accrochés au ciel en cerf-volant, sauter risquerait d’empirer sa situation. Quand le jour est venu, Rascar s’est repris à contempler avec admiration le spectacle du cyclone en pleine mutation devant ses yeux. Un double défi n’est pas trop pour un Capac.

        Contempler est sûrement la forme suprême d’observation. Toute la nature est à sa place ainsi que l’observateur qui n’interfère pas. La beauté sert alors son propos autant pour les sens que l’intelligence. Il faut que la disposition de l’observateur soit à l’acceptation totale alors que son esprit tend souvent à imposer une idée préconçue. Accepter directement la réalité est la clef de la perception du monde la plus appropriée pour la nature de l’homme. L’évolution de la contemplation vers la méditation est aussi naturelle qu’elle peut être tordue, que ce soit avec la psychonétique ou bien avec des méthodes moins instrumentales, même antiques. Selon Elvis, il faut pouvoir les éprouver sans cesse et s’accommoder avec des corrections aussi fluides que possible. C’est là sa quête et il est heureux d’avoir cette occasion de la saisir avec les outils qu’il a créés et qu’il partage. Tenir sa vie entre ses mains, comme ce vol, est un précieux privilège. Comme la terre vole dans le ciel, on est toujours en vol. N’en tient donc qu’à nous de toujours percevoir cet état de grâce malgré notre minime petitesse dans l’univers.

        Des fenêtres de la nacelle d’Ômen, des regards planants contemplent la contrée sublime, baignée de lumière, que de longs tentacules d’ombres envahissent progressivement. Elles s’immiscent sinueusement, sans respect des obstacles gigantesques, que ce soient des pics, des précipices, des rivières déchaînées ou encore des forêts profondes. Elles font leurs chemins impitoyables en reflet des nuages compliqués qui, à la fin obstruent aux spectateurs célestes toute vue de la terre. Mais le spectacle n’est pas moindre. Les fronts sont aussi majestueux qu’impressionnants. Sous eux, un tapis mystérieux se tisse, effiloché d’abord, puis de plus en plus opaque, en passant par une multitude de textures mouvantes sous les ordres du Vent. Sa phrase est complexe mais on saisit clairement le patron circulaire qui courbe à l’horizon en cyclone. Des labours géants se sillonnent sous leurs yeux et se déplacent graduellement en déroute. Chacun voit cela à sa façon, dépendamment de quelle fenêtre de la nacelle ou de quelle fenêtre de sa perception il regarde. La conviction générale est qu’ils sont bien petits dans cette immensité qui se métamorphose et dont ils sont à la merci. Où puiser confiance si ce n’est dans leur minuscule monde intérieur, où se joue autant de brassage provoqué par un tout aussi puissant Vent intérieur ? Ces pilotes le sentent bien et le partagent clairement. La beauté de la nature dont ils sont témoins est comme une garantie d’un aussi beau futur. Autant que les plus beaux tableaux, films, théâtres ou messes, cet art brut des éléments les transfigure comme une illumination. Ils ne sont pas restés en route pour rien. Ils font face à un destin qu’ils aiment. Finalement des nuages plus hauts obscurcissent ceux du bas et les enveloppent totalement comme une nuit. Une bête énorme les a avalés dans son ventre de dragon. Malgré cela, le beau temps règne à l’intérieur de tous les pilotes d’Ômen. L’action donne plein de pep à Rascar.

        Ils voguent, calmement bercés par une vague bien surfée grâce aux habiles calculs des pilotes. Clac ! Une secousse a ébranlé l’habitacle qui vient d’être momentanément aspiré vers le haut. L’amarre vient de céder à l’ancrage et un élan de liberté s’empare d’Ômen. C’est aussi le cyclone qui a capturé leur illusion de vol libre. Une caméra installée près du socle confirme le bris. On aperçoit même un ours qui y rôde. Ce n’est pas un désastre car Elvis avait évidemment entrevu un tel scénario. Le câble qui pend à la nacelle est aussitôt largué. Une option serait d’atterrir tout de suite vers la base. Mais ce n’est pas nécessairement la plus sage puisque la tempête est trop bien engagée. C’est qu’il faut considérer le Vent à l’atterrissage; s’il est trop fort, les risques de crash deviennent trop grands à cause de la turbulence. L’autre option serait de partir au large avec la tempête, en voyage, au loin, très loin. Sivle est ravie de cette possibilité car on a souvent révisé des consignes de sécurité à cet égard. Voici l’opportunité qui s’offre enfin. Mais ce sera de l’exploration pure. Faudra valider des tactiques non éprouvées car jamais tentées. C’est tentant. On délibère et tous sont d’accord pour continuer.

        Ils vont essayer d’abord de rejoindre l’œil du cyclone où le Vent sera plus praticable pour atterrir. Sans encombre, ils réussissent en moins d’une journée. Si on peut se maintenir au bord de l’œil, surfer le sourcil, on pourra se laisser dériver avec le système météorologique et voyager peut-être même quelques jours. Ômen est positif là-dessus. C’est un peu optimiste car si un anticyclone de beau temps est sustentateur, le cyclone est plutôt précipitant. Toutefois plusieurs zones favorables d’ondulations sont encore perceptibles sur les écrans d’Ômen. Pour le moment, l’altitude peut se conserver. Un autre problème pourrait être de gagner trop d’altitude. Cela est à proscrire autant par la loi aérienne que par le manque d’oxygène. Il faudra plonger parfois à la limite de ce que la voile peut supporter. Une ultime issue serait de sauter en chute libre et ouvrir les parachutes très bas. Mais cela n’est pas encore nécessaire. La course est bien calculée. Ômen fait bien son chemin sans se faire bousculer outre mesure. Les pilotes sont bien attentifs et trouvent un sentier céleste fiable.

        Ce n’est pas une improvisation simpliste. L’équipement d’Ômen fait ses preuves admirablement. On apprécie le support de Rascar qui, en plus de cuisiner de bons plats, joue de la musique Drevienne sur le clavier. Rascar a aussi la charge de la surveillance du trafic aérien. Cependant, aucune rencontre par un temps pareil ne se présente. Après deux jours de relais entre Elvis et Sivle, ils ont couvert la moitié du continent. Sivle se voit déjà dans les Appalaches. Elvis la ramène au présent. Mais Sivle a bien vu. La fatigue les travaille un peu mais enfin rien ne les empêche de progresser avec ce système qui traverse le tumulte comme une horloge implacable. Quand l’œil du cyclone finit par survoler les Appalaches, une poussière de conscience se détache du sourcil et gravite gracieusement entre des nuages clairsemés. Personne ne voudra les croire, même avec leur trace sur GPS qu’on dira truquée. Qu’importe !

        Ils n’ont même pas eu de brassage désagréable à endurer. Une houle hypnotisante quasi continuelle fut seulement entrecoupée de quelques transitions de vagues bien honnêtes et sans secousses vicieuses. Ômen est vraiment un aigle sans pareil. Un volcan le guide vers la ferme d’Elvis. Ce dernier est un grand admirateur de l’oiseau mythique qui peut voler si bien, qu’il n’a jamais besoin de toucher terre. Il admire encore plus l’approche parfaite de cet oiseau quand il daigne atterrir avec une délicatesse extrême pour ne pas abîmer ses œufs dans son nid. Elvis est réputé pour la douceur de ses atterrissages car il y met beaucoup d’attention, à l’image de l’aigle. L’approche n’a de surprise que cette accélération typique de chaque atterrissage. Cela fait des jours que tout se passe au ralenti quand, en quelques minutes, les réflexes doivent surgir d’une certaine torpeur. Une vieille manche à air délabrée traîne encore dans un champ et pointe la voie. On se positionne face au Vent, qui est aussi accueillant que le terrain est détrempé par les pluies récentes.

        Le seul imprévu est ce troupeau de chevreuils que les chasseurs n’ont jamais fini d’exterminer. Ces xénomorphes, qui causent tant d’accidents sur les routes encombrent maintenant l’arrivée d’Ômen. Elvis, serrant les dents, essaie de les contourner. Mais le vieil habitacle emboutit un gros mâle qui défenestre dans le pare-brise. Il abat une partie des instruments sur le pupitre qui bascule sur le banc où Rascar est assis. Ômen s’immobilise, le cerf-volant bien gonflé et stabilisé au-dessus. Rascar, bien que coincé, rigole du panache immobilisé juste devant ses yeux. Il est déjà en célébration. Il se ravise un peu car son genou gauche ne peut bouger et commence à engourdir. Il sent une drôle de vibration jusque dans la cuisse. Heureusement pour Sivle et Elvis, la pose d’Ômen ne les a pas tant secoués. Toutefois, la fierté d’Elvis en a pris un coup, tout comme le pare-brise. Mais le reste de la nacelle et le cerf-volant n’est aucunement endommagé. Ils n’ont qu’à détacher leur ceinture pour aller secourir leur compagnon dont les rires semblent se muter en plaintes. Elvis actionne le levier de hauteur du banc de l’infortuné Rascar pour l’abaisser et facilement le dégager. La vibration dans sa cuisse continue. Mais il n’est pas du tout blessé; c’est son téléphone cellulaire qui vibre ainsi. Qui donc peut le sonner en pareil moment ? « Allo, c’est moi… » entend-il chanter en lyre propre pendant que la voile d’Ômen s’affale comme un grand rideau.

Ômen

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