Conte FLaQuiste Vols Captifs par DucK KcuD

7. Réponse du non-Vent

        Elvis et Sivle doivent évacuer d'urgence l'habitacle d'Ômen. C'est que Rascar vient de transférer la communication téléphonique surprise avec Ïkô sur le système de son. Ça crache d'aplomb. Mais c'est vraiment trop pour eux. Le lyre propre est tout à fait insoutenable quand il exprime l'ennui amoureux avec l'intensité de Rascar. La si belle voix d'Ïkô, qu'on avait tant hâte de connaître, est tout à fait extraordinaire. Elle transmet une joie exprimée de façon inouïe en même temps qu'un désarroi glacial à geler dur les tripes. Quand on dit que le mal d'amour est pire que la bombe atomique, ici, il n'y a pas de doute. La radioactivité sonore est tout à fait dangereuse et, d'instinct, on a vite compris qu'il faut s'éloigner. Cela a rapidement dégénéré en cris bouleversants qu'il faut endurer le temps de bien fixer quelques câbles de freins au cerf-volant. Heureusement, le tumultueux concert s'estompe dès qu'ils s'éloignent dans le champ en direction de la maison située à une centaine de mètres de là.

        Un chien arrive tout à coup et saute sur Sivle qui roule à terre avec lui. Ce sont les retrouvailles qui commencent. De vrais cris de joie courent dans le foin où ils disparaissent, tour à tour, au fur et à mesure de leurs roulades. D'autres cris de joie et d'accueil se font aussi entendre de la galerie de la maison. Ils sont lancés par Gertrude, qu'Elvis considère comme la réincarnation de Gzu. Elle a été témoin de l'atterrissage d'Ômen, à partir de son fauteuil roulant. Si on dit que leur voyage est incroyable, elle sera la première à y croire quand on va la lui raconter. Ce n'est pas qu'elle soit crédule; loin de là. Aucun mensonge ne saurait déjouer sa perspicacité. Quoiqu'il en soit, cette réfugiée, qui a tenu maison pendant le fabuleux voyage d'Elvis, est maintenant soulevée de son fauteuil par de puissants bras pour une accolade chaleureuse arrosée de belles larmes de joie. Une ronde danse les emporte en silence, cœur à cœur. Elle est enfin déposée avec douceur, les cheveux tout ébouriffés.

        Comme de raison, on se prépare une bouffe pour souligner les retrouvailles et favoriser la mise à jour de leurs aventures mutuelles. Et cet exercice est entamé dès la préparation du repas. On voit que Gertrude n'a pas chômé, car plein de victuailles proviennent du jardin qu'elle a bien entretenu. Il ne faut pas se leurrer sur son handicap. Hormis celui-ci, elle est une vigoureuse personne qui grouille librement dans son environnement adapté. Elle jardine autant dans le potager qu'à l'intérieur avec de nombreux plateaux de germinations et elle cuisine de façon tout à fait autonome. Gertrude est aussi la mère adoptive de Sivle qui la colle à l'affût d'un service qu'elle pourrait lui rendre. Un repas de fraîcheur est bientôt prêt et on s'attable. Rascar n'y est pas car il lyre encore dans Ômen. Sivle est allée le chercher à plusieurs reprises mais il l'a, à chaque fois, renvoyée d'un clair signe de la main. D'ailleurs, elle en était bien contente car s'approcher de l'habitacle restait aussi pénible pour les oreilles. De temps en temps, le chien jappe à la rumeur lyre qui bruite dans le champ.

        On mange donc calmement à trois comme dans le temps. On trinque en se regardant intensément dans les yeux. On s'écoute avec délectation et les sourires ne se perdent pas dans la mastication de la si délicieuse nourriture. Bien sûr que cela va prendre plus d'un repas pour tout se raconter; qu'à cela ne tienne, on a tout le temps. L'handicapée écoute avec passion et n'a de mots que pour encourager les pilotes dans leur récit. Quand Sivle laisse entendre le regret que Gertrude n'ait pas pu les accompagner dans Ômen, elle se fait répondre avec inouïe sagesse. " C'est que, dit-elle, grâce à mon accident, je suis allée beaucoup plus loin qu'aurait pu me mener mes jambes ou même des ailes. Depuis, je peux voyager plus aisément et profondément à l'intérieur de moi et des autres. " Maintenant que la jeune fille montre assez de maturité, elle va être mise au courant de l'extraordinaire histoire de cette dame ébouriffée. Tout ce que Sivle sait, c'est que Gertrude a été hospitalisée treize mois à la suite d'un accident de parapente et qu'elle est restée paraplégique. L'enfant est fort surprise de l'ampleur de l'accident qu'on lui raconte et de toute l'implication psychologique associée à son ascension et son coup d'aile de papillon ayant, selon les premières apparences, déclenché un ouragan.

        Avant que Gertrude apprenne la vraie cause du crash, elle a cheminé de façon autonome après son extraordinaire survie initiatique et ce, sans aucun stress post-traumatique. Elle a démontré une résilience sans pareil, tellement qu'elle a passé particulièrement inaperçue. Avant l'accident, elle était étudiante en éducation physique; elle s'est donc appliquée avec diligence à la réadaptation dès qu'elle a pu. Vu son antécédent d'étude, on trouve tout normal de la voir progresser avec brio. Quand le neurologue passe, elle questionne pertinemment. Elle veut en savoir plus, et encore plus sur la neurologie. Ce dernier, qui a d'autres chats à fouetter que l'enseignement, lui refile un précis de neurologie qu'il avait dans son sarrau. Quand il reprend le livre, une semaine plus tard, elle lui dit l'avoir tout lu. Il sourit, mais pas autant quand elle peut répondre à toutes les questions qu'il lui pose sur le contenu. Son apprentissage explose, pendant son long séjour hospitalier, dans tous les domaines médicaux qu'elle a à côtoyer, d'abord sur ce qui la touche puis sur tout ce qu'elle touche que ce soit à la bibliothèque ou dans ses rencontres avec des patients ou des professionnels. Elle reste très discrète tentant de se confiner au département de réadaptation. Mais graduellement, elle navigue dans toute l'institution.

        C'est avec la psychiatre Belle-humeur qu'une connivence de haut niveau s'est installée et qui a permis de prolonger son séjour hospitalier pendant des mois au-delà de sa récupération. Cette dernière lui a acheté personnellement un quadriporteur pour se déplacer. Sous le couvert de l'association des patients, elle pratiquait littéralement des consultations. Ses connaissances médicales ont prodigieusement évolué; après six mois, elle réussit à acquérir l'équivalent d'un doctorat en médecine. Elle excelle en psychologie de façon encore plus prodigieuse. Elle soigne par la voix avec une simplicité déconcertante et humblement laisse toujours au patient le mérite du soin. Ainsi, revient-elle à sa chambre tous les soirs, contente d'être logée et nourrie. Sa chambre est partagée avec trois patients qui varient constamment. Faut dire qu'ils bénéficient parfois, lors de cas complexes, de son expertise en leur faisant suggérer au médecin traitant des pistes fécondes. Mais elle, discrète, s'arrange pour ne pas être libérée, pas encore.

        Elle n'a pas de routine, voguant dans les corridors au rythme de la guerre contre la maladie. Mais ce qui la caractérise est plutôt la paix qu'elle apporte. Elle passe souvent à l'urgence où elle rencontre inévitablement des gens aux prises avec des idées suicidaires. En peu de temps, elle plonge au fond de leur insoutenable douleur et a un don pour trouver l'ultime cause de leur désespoir. La solution, alors, devient évidente pour elle alors que la tourmente des émotions la cache à celui qui la subit. Elle sait donc réconforter les plus désespérés, que ce soit une mère qui vient de perdre son nouveau-né, un cancéreux terminal ou des vieillards agités en fin de vie. Elle a l'écoute et le mot juste et cela fait littéralement des miracles même si en ce domaine cela ne peut être prouvé. En fait, cela passe relativement inaperçu tout en étant quand même apprécié. Comment elle procède ? Seule la docteur Belle-humeur s'y est intéressée mais celle-ci n'a vraiment pu déchiffrer un pattern précis. Gertrude, elle, dit poétiquement qu'elle plonge dans la faille de l'univers pour se faufiler jusqu'au cœur de la guerre entre les émotions et faire germer la paix. Cela a toujours marché avec sa parole qui plane.

        Gertrude a même rencontré, à plusieurs reprises, des victimes du crash. Elle a été blâmée d'avoir étouffé un moteur d'un avion de ligne avec son parapente. Pourtant, les avions de ligne ont justement plus d'un moteur pour pallier telle éventualité. L'hostilité, jappée envers elle, n'a jamais mordu car l'accablement cédait toujours sous son charisme. Elle semble connaître chacun intimement et partager exactement leur peine. Cela finit toujours bien, pas seulement dans le pardon, mais dans une sérénité conjointe. Enfin, avec elle, bien des démons sont surmontés. Elle ne fut pas surprise quand Elvis finit par prouver que le crash n'a pas été provoqué par elle. C'est comme si elle l'avait déjà compris.

        Un jour, cela fait un an qu'elle est hospitalisée, elle vient de terminer sa séance quotidienne de réadaptation où elle a remplacé le moniteur de self défense pour handicapé. Elle passe ensuite à l'urgence et y rencontre un curieux cas d'allure psychotique. Le type marmonne sans cesse des textes sacrés, comme en délire mystique. On soupçonne une intoxication à une drogue de rue. Dans l'entrevue, ce jeune homme barbu retire sa chemise et lui montre qu'il est ceinturé d'explosif. Ce n'est pas qu'il menace de la faire exploser derechef. Mais, sous le tact de son écoute, elle découvre qu'il est un kamikaze en attente d'un ordre d'exécution d'un attentat. Mais les ordres ne viennent pas et cela l'a rendu quasiment fou si en fin de compte il ne l'était pas avant. L'individu n'est pas mieux tombé pour régler sa paix intérieure. À la fin, il lui laisse son sordide matériel et part l'âme légère. Cela se répète la semaine suivante et un autre la semaine d'après. En contactant le département de la disposition du matériel dangereux, Gertrude enclenche un processus qui cause alerte. Si bien que cela finit par se savoir par les autorités et on découvre que les explosifs traînent dans la chambre de Gertrude. Elle est libérée instantanément de l'hôpital. Le directeur général ne veut rien savoir de tout ce tracas, refusant de la rencontrer. Il blaire très mal que cette dépeignée garde la source confidentielle. La docteur Belle-humeur n'a qu'à bien se tenir quand elle reviendra d'un congrès où elle s'est rendue à l'étranger. La pratique illégale de la médecine, de son point de vue, est un embarras. Ce ne sera pas mieux quand une bombe explosera à l'urgence, une semaine plus tard. Encore la faute de l'ébouriffée…

        Elle est sans contact familial à son congé de l'hôpital, car sa famille s'est exilée au Manitoba. Aucun de ses amis n'est venu la voir. Son ami parapentiste a rompu il y a de cela plus de neuf mois. Peut-on imaginer, cette handicapée sur le trottoir, avec quelques pénates cherchant une destination ? Cela a failli être ainsi mais on l'interpelle alors qu'elle allait franchir la porte. La destination devient l'aéroport où un billet, payé par la docteure Belle-Humeur, l'attend pour aller la rejoindre. Dix jours plus tard, Gertrude revient avec sa bienfaitrice d'une visite touristique à une pyramide. Une forte présence de militaires encombre les environs de leur hôtel. C'est pour Gertrude. Elle est mise sous arrêt par rapport à l'explosion à l'urgence de l'hôpital. L'escouade anti-terroriste a fini par allumer sur sa piste. Elle doit endurer d'interminables questionnaires de multiples services anti-terroristes de pleins de pays de la planète. Elle croupit là pendant des mois, pendant que son pays tergiverse pour son extradition. C'est Elvis, alerté par le FlaP , qui finit par intervenir en payant l'équivalent d'une rançon pour sa libération, question de dédommager les frais de détention. Elle revient au pays discrètement et se réfugie aussi discrètement à la ferme d'Elvis. Ce dernier n'a jamais pu comprendre comment un tel joyau a pu être autant négligé.

        Dehors, le chien s'est mis à hurler. On dirait même qu'il hurle en lyre. Elvis, qui vient de terminer son repas, se dirige vers Ômen. C'est le silence et il songe à en profiter pour ranger la voile. Mais il trouve Rascar en pleurs. Il n'a pas faim, n'a pas soif et dit boire de l'eau que pour faire des larmes. Ïkô est décédée au bout du fil, de mort naturelle. Drev n'est pas en cause. L'hélicoptère d'urgence médicale n'a pas pu s'envoler à cause d'une perturbation météorologique. C'est tout ce qu'il peut en sortir à travers les hoquets de l'endeuillé. Alors, Elvis revient à la maison chercher Gertrude. Il l'amène à Rascar. Elle constate une grande tempête intérieure. Comme invocation pour calmer ce Vent qui y souffle avec la puissance d'une guerre, elle le questionne directement. Observant astucieusement sa composition au rythme des confidences de Rascar, elle lui propose un plan de paix. Ce n'est pas donné à n'importe quel thérapeute de soutenir une telle souffrance avec un cran digne de l'habileté du pilotage d'anti-bulle.

        Elle lui explique comment se libérer de la guerre de sentiments qui sont comme autant de petits Vents d'où résulte le Vent global. La clef est la concession sans laquelle aucune paix ne peut se bâtir. " Comme le Vent doit circuler, lui fit-elle remarquer, il passera et laissera le territoire que tu auras humblement cédé. Et si ta vision est trop floue à cause de la tourmente, tu peux toujours pressentir une voie qui a du cœur. " Elle lui tend la main du cœur et il la saisit comme un enfant. Enfin il se tait comme sa tempête. Rascar se calme et elle le laisse s'endormir, épuisé. Elle le veille toute la nuit.

        Au matin, Rascar est encore calme. C'est lui qui ramène Gertrude dans son fauteuil pour aller déjeuner à la maison. Pendant le repas, on voit même poindre un sourire chez lui dans la chaleureuse ambiance de ses convives. Pour elle, c'est une preuve de grande résilience et d'un pronostic très favorable de libération des pièges du deuil. Rascar déclare qu'il n'a pas d'autre choix que de la vivre en souvenir. Et c'est lui qui décide que ce soit un beau et heureux souvenir. Ïkô dans ses derniers mots l'a imploré de rester heureux. Puis, Rascar leur conte le beau rêve qu'il a eu d'elle pendant la nuit. Ïkô était devenue le Vent. Elle chantait sur son aile et lui caressait sans cesse la joue. Et maintenant, réveillé, la bonne nourriture aidant, il a, plus que jamais, grande envie de voler. Mais la pluie approche car l'œil du cyclone s'est déplacé. En attendant que les conditions météo se placent, son frère lui demande son aide pour colmater le pare-brise et ramasser le grand cerf-volant Ômen.

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