Mon plus beau en MMX    

        Je suis un peu assommé par le voyage avec ce fameux RascarCapac. En bon révolutionnaire, il insiste pour me parler en français. Même s'il le casse toujours autant, il ne limite pas moins son débit verbo-moteur. Ouf ! Nous sommes enfin arrivés au ranch de son frère. J'aurai un répit. Après plusieurs prosternations d'usage familial, il s'entretient maintenant avec lui qui, tout aussi bavard, s'exprime curieusement, toujours en chuchotant. Je relaxe enfin et hume avec délice le bon air de la campagne appalachienne en contemplant le décor rosé de l'automne. En effet, depuis qu'une mutation transgénique s'est échappée dans l'environnement, le foin s'est mis à rosir à la fin de l'été. Charmant ce que la technologie nous prépare comme surprise ! Je dois m'attendre à tout car je suis arrivé à une destination technologique de pointe, sur le site de vol libre d'ElvisCapac, le frère radical de Rascar.

        J'observe ces deux énergumènes de frères qui jargonnent en inca, tout fiers de se retrouver, Rascar le vagabond et Elvis le casanier. Ce qui me frappe est le chuchotement de ce dernier. Rascar m'avait prévenu qu'il détestait le bruit. Mais à ce point, j'en suis surpris. Je commence à comprendre pourquoi : il est sans cesse à l'écoute des oiseaux aux environs et à tout bout de champ leur répond tout en continuant la conversation. Même Rascar a baissé le ton. Il nous invite d'abord à le joindre dans l'observation dévote du coucher de soleil sur une galerie de sa vieille maison en bardeaux de cèdre. Sa conversation avec les oiseaux s'amplifie et je garde un silence médusé. Je me demande même s'il en met ; car certains sons qu'il émet sont semblables à ceux que je perçois au loin ; mais il y en d'autres, bien différents, dont je n'entend pas la contrepartie.

        Nous sommes ensuite conviés à un copieux repas, arrosé d'Érabière locale et de la mienne que j'avais pris soin d'apporter. Elvis apprécie au plus haut point cet échange car cela s'inscrit très bien dans son radicalisme. Ici, la bouffe artificielle n'a méticuleusement pas sa place. Sa liste radicale ne se limite pas là. Elvis semble aussi apprécier mon silence. Comme la discussion se déroule en inca, cela explique ma réserve qui n'est d'ordinaire pas si bien contrôlée sur les sujets qui entourent le vol.

        Il nous entraîne en soirée dans son atelier, excité de partager ses découvertes. Sur de grands écrans et ponctué de grands émois de son frère, il fait dérouler une imagerie bizarre, issue de son analyseur volumique qu'il a inventé. Je ne saisis pas au départ bien que tout cela soit esthétique. Au début, des gros plans sur les mouvements de plumes d'oiseaux dans leurs manoeuvres. Puis plus précis, les influences sur les tourbillons générés dans l'air traversé par leurs parcours. Ils me perdent dans les techniques sophistiquées utilisées. Il règne dans la pièce des enregistrements de chants d'oiseaux interprétant des pièces de Bach et de Pink Floyd. Elvis me pointe enfin des couleurs et me dit en bon français les mots "froid", "chaud", "convergence", "naissance", "cellule", "gachette", "bulle"...

        Rascar m'explique un peu. Depuis trente ans, son frère analyse le champ de foin, le terrain plat devant sa maison. Au début avec un fanion, puis plusieurs et même des centaines. Ils les a filmés, puis remplacés par des senseurs, des capteurs de toutes sortes allant jusqu'au laser. Aujourd'hui, il peut scanner tout le champ jusqu'à une hauteur de près de cent mètres. Plus un oiseau, plus une mouche, plus une molécule ne lui échappe. Il a amélioré sa modélisation avec tant de précision qu'il sait influencer, avec des toiles colorées, disposées judicieusement au sol, des tas de phénomènes micro-météorologiques. "Demain sera favorable", déclare-t-il, après un survol des dernières données météorologiques FLaQuistes.

        Au coucher, je réalise que peut-être nous n'aurons pas besoin de propulsion artificielle pour voler ici. Je m'endors basculant dans le rêve sur un bizarre de lac rose. Après une nuit de sommeil réparateur, comblée de rêves futuristes, je me réveille dans le bon vieux monde au chant du coq vociférant. C'est Rascar qui imite son frère, mais avec un excessif accent sud-américain. Décidément, l'ornithophonie est à l'honneur. Un bon oeuf de canard pour déjeuner me remet de cette première émotion. Cela est suivi de menus travaux de basse-cour et de jardinage sans bruit ni tapage. Le crac d'électronique d'avant-garde est assez rétro et radical en nourriture pour la cultiver de façon ancestrale. Il y en aurait long à conter sur ce sujet mais revenons au vol libre.

        Nous allons finalement marcher dans le fameux champ avec des caméras spéciales aux quatre coins, avec aussi divers appareils dispersés çà et là. Il est juste assez grand pour atterrir en deltaplane en approchant au-dessus d'un boisé de sapins tout blancs ( transgéniques, résistants à la tordeuse et nécessitant moins de pollution pour la production du papier blanc... ). Et c'est aussi le terrain de décollage. Sans treuil, sans tracté, sine propulsio. Car ElvisCapac déteste, je le répète, le bruit et ne veut pas déranger les oiseaux qui y circulent. Son rêve est de suivre leur parcours naturel et ne veut en rien les importuner. Si nos influences les perturbent, ils ne pourront nous enseigner le vol pur.

        Jamais Rascar n'a voulu me confier qui lui avait fourni les fameux tubes transparents de son aile furtive. Mais je me doute bien que ce soit ici-même. J'ai aperçu, hier soir, suspendu près de l'atelier, quelques-uns de ces fameux tubes recyclés en carillon chinois. Faute de vent, j'ai été tenté de l'actionner mais Rascar m'en a empêché juste à temps. Selon son frère, cela perturbe pendant des jours certains petits oiseaux qui ne volent jamais par grands vents.

        C'est magique de voir, avec un peu de recul, les Capac assembler leurs ailes transparentes. Ils paraissent encore plus étranges: ils tournent en rond et gesticulent dans l'air mimant une cérémonie syncopée qu'ils exécutent de façon asynchrone. En s'approchant, on ne peut que palper ces voilures sculptées dans le vide. Celle de Rascar est un peu tachée et son long passé de bourlingues révèle l'allongement extrême de ce raffiné planeur. Celle d'Elvis est quasi-invisible si ce n'est de quelques reflets d'arc-en-ciel. Après l'assemblage, ce dernier procède à l'installation des instruments de bord. Sur le sien, il fixe simplement un instrument de la grosseur d'un variomètre auquel il branche quelques câbles électriques. Sur celui de Rascar, il ajoute en bout d'ailes des senseurs thermiques. Puis il colle sur le bord de fuite de la queue et de chaque aile d'astucieux actuateurs plats qui, à un signal électrique, se recroquevillent dans un sens ou l'autre. Le tout est relié au petit boîtier sur la barre de contrôle.

        Cet appareil est en contact avec l'ordinateur central situé dans l'atelier non loin. Cet ordinateur exécute l'analyse volumique de tous les senseurs autour et dans le champ. Le système fonctionne en DGPS, ou Dual GPS. Le GPS stationnaire de l'atelier envoie au GPS mobile du delta la correction nécessaire pour afficher la position réelle à une fraction de centimètre près. Cela décode l'inutile brouillage militaire. En fait, l'affichage d'une position aussi précise est peu utile au pilote. Mais la position exacte de l'appareil permettra à la base de situer son évolution dans l'analyse volumique anticipée et ainsi de donner le signal de départ au moment opportun pour le décollage. Tout l'invisible de cette prairie rose, en ce début d'après-midi calme et ensoleillé, est pris en charge par l'analyse informatisée d'ElvisCapac. Enfin, Elvis déroule, selon les indications de l'analyse micro-météorologique de l'ordinateur central, une grande toile noire à un endroit précis du champ.

        Avec la générosité incroyable des deltistes légendaires, il a décidé de me prêter son aile. "Voilà !" qu'il me dit. "Quand le signal chuchotera Bip/Bip, fonce vers le bord gauche de la toile. Au début, tu auras un léger vent de dos ; alors cours très fort. Rendu à la bâche, plane comme un vautour à ras du sol et laisse l'auto-pilote virer. Tu peux toujours contrer ou fermer ce bouton-là pour prendre plein contrôle. Mais aujourd'hui, ça baigne dans l'huile. Bon vol !" Comme nous devions voler tous deux en furtifs, il a pris soin de coller à chaque bout d'aile des fanions bien visibles.

        J'observe Rascar qui décolle en premier. J'ai des bons papillons dans la cage. Cela prend une demi-heure avant le GO. Il rase sa bedaine sur la tache noire. Son aile gauche se soulève tranquillement, de plus en plus. Il vire très serré et l'aile droite fait frémir la toile pour un moment. Enfin il s'élève gracieusement. Il gagne en quelques tours une centaine de pieds et le roulis se désaccentue progressivement. "Yahou ! " crie-t-il impunément au risque d'effaroucher Elvis. "Souis mé, Duck."

        Quinze minutes plus tard, au signal, je m'élance. En une semblable chorégraphie de fier urubu obstiné à ne pas battre de l'aile, je cercle sous contrôle automatique la turbulence domestiquée par la géniale analyse d'ElvisCapac. Il y a quelques soubresauts, mais surtout dans ma cage à papillons. Je remarque déjà que le bruit de l'aile furtive a été amorti au maximum par ce calme maniaque. Déjà cent mètres d'altitude ; je vais sortir de la zone de contrôle de l'atelier. Maintenant, le contrôle passe à l'appareillage de bord qui va automatiquement tenir le cap sur l'air chaud de la bulle naissante. Le vario polyglotte simule pour moi le chant d'un Litek pour réjouir mon oreille. Mais je laisse l'auto-pilotage faire. Les senseurs thermiques de chaque bout d'aile agissent comme des "thermal snoopers" stéréos flairant le chaud chemin de l'escalier céleste. L'action est assez fine, en ce moment, pour inscrire un virage à plat car le contrôle de la queue est suffisant. Une seule fois les actuateurs d'aile entrent vivement en action pour rétablir un début de sortie de la bulle. Me voilà bientôt collé au cumulus avec Rascar qui pirouette en m'attendant.

        " Alors ? " que je lui demande à la radio. Rascar connaît mieux la région. " Éteint cette merde à batterie, on se casse " répond-il dans un baragoin vite traduit. Nous n'avons plus besoin de pilote automatique de l'après-midi. Elvis nous suit discrètement de son atelier. Rascar me fait visiter la contrée magnifique et nous revenons au bercail qui est cette tache blanche là-bas avec le petit centre rose. Rascar se permet un petit baiser à la "terra madre". Quant à moi, je suis les instructions du maestro. Il avait renversé la toile dans le champ exposant maintenant son côté blanc. Et sous surveillance de son système, j'exécute la meilleure approche avionique dont je suis capable. En fin finale, je vise la cible selon les recommandations d'une discrète musique de tango. L'appareil piaille par un long Bip le moment où il estime l'énergie résiduelle appropriée pour la condition. Je pousse immédiatement à fond et je me pose comme une fleur souriante et ébahie. Je suis à un pas de la toile, juste pour ne pas l'abîmer.

        " Pas de mérite " glousse-t-il à son frère et il s'empresse de dire ." As-tu vu ma passe quand on a pris l'onde du Volcan ? " " Fortiche, frérot. " lui réplique son frère. Décidément, même avec la haute technologie, l'euphorie fait encore partie du vol libre. Il ne cessait de me remercier, je crois cent fois, d'avoir volé sa merveilleuse aile. Autant de fois moi-même. Personne n'avait accepté jusqu'ici, trouvant l'engin trop révolutionnaire. Pendant notre vol, il était à l'écoute dans son atelier. Il avait pu mettre au point des paramètres pour éliminer le battement d'un de ses actuateurs qui l'énervait depuis longtemps. Avec un filtre, je ne sais trop quoi.

        Le même scénario idyllique se répète pendant une semaine sereine de vents légers propices à nos envols. Jardinage matinal à la Taï Chi, long vol d'après-midi, souper animé à trinquer à l'anti-cyclone, soirée à l'atelier à re-visioner nos vols et à étudier l'océan de données à notre disposition. Notre guide est intarissable en leçons de pilotage digital pour s'extirper de ce chaos apparent. Même si je suis obsédé par la genèse de la bulle, il me montre que la clef est globale ; chaque mouvement de l'aile doit être aussi bien compris du début à la fin du vol. Elvis a équipé mon aile de ses machins en bout d'aile pour mieux repérer le subtil sillage des ruisseaux qui mènent à la rivière d'ascendance. C'est vrai que mon aile est bruyante alors que la sienne est comparativement silencieuse. C'est un secret de son extraordinaire performance. Invisible à l'oeil et à l'oreille. Furtive.

        Avant de partir, Elvis me chuchote qu'il a milité en vain jusqu'ici pour empêcher la mutation de l'agriculture par ses voisins. Il n'y a que sur ses écrans maintenant qu'il peut remettre virtuellement les couleurs à leur place. Et, en ce sens, il espère réintroduire l'authenticité originelle à son fabuleux site de vol, peut-être pour ma prochaine visite. Il est à mettre au point des lunettes, recyclées de ses expériences, qui restaurent "artificiellement" la couleur originale des lieux. Mais elles ne sont pas au point car les nuages paraissent encore tout rouges.

  DUck KcUd


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