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Un an plus tard, dans l’atmosphère feutré de la première classe d’un avion en vol transpolaire, Beijing - New-York, deux amoureux chahutent allègrement. Les autres passagers ne semblent pas perturbés par leurs ébats qui crient la plus belle humeur. Ils viennent de décider de continuer leur voyage, eux qui pourtant achèvent un premier tour du monde entrepris depuis presque deux ans. Pourquoi ne pas continuer, viennent-ils de conclure. Ils sont passablement agités.
L’hôtesse les surveille discrètement. Elle espère que ces jeunes aux allures de routard ne dépasseront pas les bornes. Imposer la discipline est sa hantise. Elle range son cabaret de coupes de champagne que tous ses passagers viennent de refuser avec le sourire. Au moins, ce ne sera pas un cas d’ébriété, ce qui la dégoûte à un point tel qu’elle en changerait de carrière.
Les autres, assis en avant dans l’autre allée, ne sont que trois, soit deux enfants avec ce qui semble être leur père. Celui-ci, un asiatique, est assis dans un fauteuil roulant assez inusité. L’engin ressemble plutôt à une poussette d’enfant. Les quatre roues sont orientables indépendamment. Elles sont activées par de puissant moteurs-roues. On n’aperçoit pas de grosse pile qui, ordinairement, alimente ce type d’appareil. Elle doit être incorporée dans la structure.
L’hôtesse souffle un peu. Les enfants semblent réservés et se sont fait un territoire sur les deux premières rangées de bancs libres. Ils sont absorbés à un curieux de jeu qu’ils ont dessiné de toute pièce sur des feuilles de papier éparpillées sur le plancher, les bancs et collées aussi sur les dossiers. Ils pointent du doigt, réécrivent le jeu et s’exclament dans une langue étrange. Le plus jeune vient de s’asseoir en méditation, signe qu’il vient de gagner une étape de la joute. Tout ce que l’hôtesse peut comprendre est que l’adulte doit s’appeler Djhan puisque les enfants l’extirpent régulièrement de sa songerie en l’interpellant de la sorte. Ce mot veut peut-être dire « regarde » dans leur très étrange langage que l’hôtesse, quoique parlant plusieurs dialectes chinois, ne comprend pas malgré la ressemblance.
L’hôtesse en profite pour offrir un repas qui est allègrement accepté. Des sushis pour tout le monde ! C’est simple. Cela a l’air de calmer les amoureux. Mais après, la turbulence reprend de plus belle. Elle se demande pourquoi il n’est pas permis de servir le thé avec un somnifère. Djhan, de son côté, a commencé à installer ses mousses pour une sieste en leur assignant des banquettes inoccupées comme lit. Les savants dessins restent éparpillés, pour la suite de la partie plus tard.
Après quelques coups d’oeil vers l’arrière, où se minouchent les amoureux, le fauteuil de Djhan glisse habilement de côté, pivote de façon fluide, comme sur un dix sous, et roule sans bruit en passant près des amoureux. Ceux-ci écarquillent les yeux à la manoeuvre. Un échange de francs sourires les laisse pantois tandis que le véhicule passe tout droit vers les toilettes. Au retour, Djhan s’arrête près d’eux, mine de rien, pour faire connaissance et peut-être laisser sa marmaille s’endormir en paix. Kô se présente et présente sa soeur XiX. Djhan apprend qu’ils sont en voyage de noces et que tous deux se rendent aux obsèques de leur père à New-York. Tout cela commence à l’étonner, voire l’intriguer. Des frères et soeurs mariés ! Une joie débordante en route pour les funérailles paternelles ! Décidément, les occidentaux ont des coutumes bizarres à saisir pour un oriental comme lui, commence-t-il à penser, tout bas naturellement. Il obtient rapidement une explication qui ne tient pas d’un rite paganique.
Voilà que XiX lui explique un peu leur étrange destinée. Leur père, c’est Téra. Cet homme a fait fortune dans les systèmes de traitement d’informations à haut débit, en solutionnant la faille qui boguait les systèmes au-delà du térabyte. Il est aussi l’inventeur des patinoïdes. Ce sont des robots joueurs de hockey. D’ailleurs, une équipe de la ligue nationale compte en engager un. Ils sont fragiles à la mise en échec mais ils sont très rapides. Certains ont envisagé un temps plausible où tous les joueurs seraient des patinoïdes. À ce jeu, la vitesse fait le spectacle et si une machine fait mieux, l’homme négociera cybernétiquement le caoutchouc par son entremise. Mais attention, cela n’est pas fait car dans la mise en échec, l’homme domine encore. Remplacer un patinoïde par partie n’est pas rentable ; cette technologie est hors prix. Mais pour combien de temps ?
Téra vivait sur un immense ranch bucolique au milieu des Rocheuses où il jouissait d’un isolement et d’une tranquillité exceptionnelle. Seuls sa famille et ses collaborateurs, triés sur le volet, y étaient admis. De là, il contrôlait discrètement un empire quasi-secret.
Enfin, les enfants de Téra ne sont pas biologiquement frère et soeur ; ils ont été adoptés. Ils doivent cependant hériter de l’empire Téra. Mais cela ne les préoccupe pas du tout. Tout ce qui compte est de s’aimer au jour le jour et de vivre ensemble. Les attend un trésor autre que la montagne de tracas de la fortune de Téra. En fait, ils connaissaient peu leur père adoptif. Il les avait toujours pourvus des meilleurs éducateurs. Il avait même très peu de liens affectifs déclarés envers eux, déléguant ces choses, occupé constamment à une quête virtuelle et absent de leur vie quotidienne.
Après ces révélations dont XiX ne fournit pas, pour le moment, plus de détails, Djhan est émerveillé du destin inusité de ces personnes. La suite de la conversation débouche alors sur une longue partie de Go avec Kô. Rien de tel qu’une partie de stratégie pour occuper ce long vol qui longe le pôle Nord. Jetant un coup d’oeil occasionnel à ses flots endormis à point, il peut se concentrer sur son loisir préféré. Djhan est surpris de l’adresse du jeune homme. L’homme handicapé, champion de ce jeu, n’a jamais été débouté d’une façon aussi adroite et conclut à une ruse nouvelle. Il propose de la publier dans une revue sur le sujet, à laquelle il contribue à l’occasion. Le jeune lui avoue que ce n’est pas lui qui l’a développée. Il l’a apprise de son professeur que l’asiatique manifeste l’intense désir de connaître. Hélas, ce dernier est décédé. C’est d’ailleurs cette même personne qui a permis de conclure à la possibilité de se marier. Kô est soudain nostalgique en parlant de lui. XiX précise à sa place. Avant sa mort, il leur avait remis un programme permettant de déchiffrer les archives secrètes de leur père adoptif. C’est XiX qui avait suivi la piste, son frère étant trop perturbé par la disparition de son mentor.
Quand XiX expliqua enfin à son frère les faits, tout a soudainement basculé dans la tête de ce dernier. Il aurait pu en vouloir amèrement au destin cynique qui l’a arraché à ses parents naturels. Il considéra qu’il avait plutôt permis de le réunir à la personne qu’il aimait le plus au monde et que cette âme soeur n’aurait pu jamais être trouvée autrement dans la multitude planétaire. Une explosion d’amour sans contrainte renversa son état de deuil morbide, annihilant tout ressentiment envers Téra. Pour XiX, cet amour était réciproque. Un autre petit bec s’empressent-ils d’échanger devant Djhan manifestement ému de ce récit.
« Comment dirigez-vous votre appareil roulant ? » relance Kô qui avait remarqué pendant la partie de Go que les mains de l’homme ne bougeaient pas pendant qu’il positionnait de temps en temps son fauteuil.
« Avec la pensée. » lui répond l’autre, en désignant une bande collante apposée sur sa nuque. Cela est un mélange d’électronique et de biofeedback dérivé de méditation tibétaine.
« Toumo ? » demande la jeune dame qui connaissait cela à la surprise de son interlocuteur. S’ensuit une conversation plus approfondie sur ce type de système où Djhan et XiX partagent l’un et l’autre des connaissances très poussées en ces domaines.
L’amputé raconte un peu sa vie.
« Je me rends en Amérique pour réparer mes jambes bioniques. Mon copain, qui les a conçues, en a fabriqué une nouvelle paire et il m’a convié à un essai. Je pourrai peut-être courir, m’a-t-il dit, si je ne crains pas de me casser la gueule. Il sait à qui il a à faire. » Cet athlète n’avait reculé à date, devant aucun engin mobile : du ski, en passant par le BMX, le parachute, l’acrobatie en « stock car » et le planeur. Malgré les avaries, son caractère moteur est encore fonctionnel et à ce physique développé, se complétaient des talents intellectuels fougueux. Il avait été ingénieur pilote d’avion de ligne comme celui qui les transporte actuellement. Il n’eut besoin cependant de conter comment il s’était retrouvé en fauteuil roulant. Son entrain n’avait rien à envier à l’exubérance des jeunes gens et ce sujet fut reporté soit adroitement, soit naturellement par d’autres intérêts. Leur conversation est longue, animée et la rigolade s’empare souvent du groupe. L’hôtesse se tient loin car toujours on refusait poliment ses offres de ci et de cela. Mais enfin, à son soulagement, quelqu’un baille. Plus tôt, elle avait dû intervenir. Djhan, s’était assis avec le jeune couple. Il avait passé son contrôle de nuque à XiX qui dirigeait le fauteuil roulant vide à travers les allées. L’engin était allé se fracasser sur la porte de la capitainerie. Oups !
Discrètement, Djhan se retire alors près des enfants, en avant, dans l’autre allée. Il se transfère, avec une aisance de Bruce Lee, sur un banc de l’avion et plonge dans une profonde méditation. Tous s’endorment, même l’hôtesse.
Djhan se réveille quand la vibration des moteurs s’amoindrit. L’avion amorce sa longue descente vers New-York. Il réfléchit à ce que lui ont dit les deux jeunes, endormis, enlacés sans pudeur, dans l’autre allée. Il connaît Téra, du moins son impitoyable organisation avec laquelle il a déjà coopéré. La clique du ranch camoufle les maîtres du monde de la guerre informatique à tous points de vue. Que Téra lui-même soit mort ne le réconforte pas plus que d’être avec ses héritiers, aussi candides qu’ils aient l’air. Dans le monde de Téra et de ses monstres d’ordinateurs à la limite du contrôle, tout est formidablement factice et dangereux. Il s’était juré de se tenir loin de ces opérations déceptives pour le reste de sa vie. La perte de ses deux jambes l’avait guéri de ce type de mission. Voilà le dragon qui encombre encore sa vie.
Djhan se rappelle bien cette mission qui consista à introduire un virus informatique dans l’ordinateur de bord d’un avion. Au lieu de le faire exploser, il peut provoquer l’anéantissement de l’appareil sans laisser de trace. À un moment désiré et critique, sans qu’il y ait de feu dans un moteur, l’alarme de feu est enclenchée par le virus. En de telles circonstances, la réaction première du pilote est de fermer le moteur en question et d’évaluer une issue avec l’autre moteur. Il y a toujours un autre moteur ; un bon avion de ligne est prévu pour cela. Mais qu’arrive-t-il si ce dernier, lui aussi, prend feu, du moins si la lumière témoin de cette urgence s’allume sur le tableau de bord, témoin faussement allumé par le virus ? Il faut le couper, lancer le SOS et tenter de planer. En telle situation d’urgence, le luxe de la précaution est impondérable et ce qui pourrait bien finir, peut s’accabler du pire désastre.
Ce complot avait très bien marché aux dépens de nombreux innocents. Aucun soupçon ne fut relevé à cet égard par la meilleure enquête car le virus s’était effacé sans laisser de trace. Ce subterfuge purement informationnel pourrait être utilisé avec l’avion même qui le transporte actuellement. La contamination est possible. Il faut quand même une cible de choix pour déclencher le processus et justifier les coûts faramineux de pareilles opérations. Enfin, il ne voit pas ce qui lui prend de se sentir soudainement pris à son propre piège. Lui et les jeunes enfants qui l’accompagnent n’ont rien à voir à quoi que ce soit. Il est retiré du jeu de la guerre depuis des années. Il se calme en se disant que si on regarde juste les accidents d’autos ou les attentats à la voiture piégée, on ne prendrait jamais la route.
Kô et XiX sont aussi réveillés. Leurs rires fusent de nouveau en arrière quand le capitaine de bord annonce aux passagers qu’ils doivent atterrir à Montréal pour une réparation. L’avion venait d’exécuter un discret lacet. XiX a la tête au hublot et contemple la grande ville ensoleillée qui se déroule sous elle à côté de la mer. Son frère lui fait remarquer que c’est plutôt un fleuve. Elle se demande, à chaque atterrissage, si ses vrais parents ne vivraient pas dans cette ville. Son enquête n’a pu la mener à cette précision. Mais elle sait plus que ce qu’elle a dit à Djhan, et même à Kô. L’un et l’autre furent enlevés en bas âge par un réseau de trafic d’enfants. Ils ont disparu mystérieusement de Disneyland, alors que leurs vrais parents visitaient le site dans le cadre d’un voyage qu’ils avaient gagné à une espèce de tirage. Ces derniers avaient été recrutés ainsi en vue de se conformer aux demandes précises d’une commande. La commande était livrée mais l’escalade de la corruption aussi.
Perdue dans ses pensées, bercée par les mouvements de l’avion qui ajuste son cap en passant entre les cumuli, XiX espère toujours la clef ultime. Téra n’avait pu répondre à sa demande à l’égard de l’identité de ses parents naturels. Devant son insistance, il disait devoir vérifier ce détail et qu’il pourrait en reparler après son voyage de noces. Elle avait eu alors l’intuition que Téra le savait. Kô s’est penché sur elle et l’embrasse sur l’oreille. Avec sa ferveur coutumière, il lui chuchote comme toujours son leitmotiv de névrosé : « Pour une dernière fois ». Ils cueillent ainsi chaque précieux instant ensemble. L’hôtesse sert aux enfants un jus. Ceux-ci ont repris leur jeu qui s’étend maintenant sur une troisième rangée de bancs. L’hôtesse revient leur signaler la consigne. Il va falloir interrompre le jeu, s’asseoir et boucler les ceintures.