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Ce midi, au Parc des Hirondelles, sous un soleil radieux, la mi-mai est célébrée par le retour des culottes courtes, des robes, des vélos et bien sûr des oiseaux aux ailes effilées comme des lames de rasoir. Ces vifs volatiles se pourchassent à travers la mouvance sur la verdure éclatante du frais nettoyage annuel qui s’imposait après le laisser-aller hivernal. Plusieurs pique-niqueurs s’installent. Dans une flaque de pétales de pommiers éparpillés sur l’herbe, deux jeunes gens ont étalé une grande nappe jaune serin. C’est plus exactement un parapente. Aux commandes de cette immense crinoline qui lui va à ravir, une jeune femme suit les calmes instructions de son ami. Si douce est la brise qu’elle a bien de la peine depuis maintes tentatives à gonfler la voile. Elle souffle un peu, assise sur l’herbe, ravie de la confiance transmise par les encouragements de son compagnon. Tout l’hiver, il n’avait cessé de lui parler de cette passion qu’il avait contractée comme une maladie dont on ne veut guérir. Il n’est pas instructeur comme tel mais, comme il s’agit d’initiation au simple gonflage, il se sent à l’aise de prêter son engin volant à celle avec qui il partage sa vie. Les délices de la nuit passée les font encore flotter dès que leurs yeux se croisent. Le lever fut tardif et ils sortent d’un copieux déjeuner.
La belle a repris son souffle. On se prépare pour une dernière fois. On démêle les suspentes de la grande toile d’araignée. Le moniteur place un peu les coins de la voile. On se concentre et Go ! On n’a pas aperçu à l’autre bout du parc des signes pourtant clairs : la végétation s’agite subitement. Dans la rue, il y a un gamin qui court après sa casquette. La voile vient de se localiser docilement au-dessus de la tête de l’apprentie pilote. Ses cheveux s’ébouriffent.
« Cours, cours, cours. » l’encourage-t-on.
Un seul pas sur le bout des pieds et la voilà soulevée. Le jeune homme regrette, trop tard, de n’avoir pas plus insisté pour qu’elle se chapeaute. L’argument que son casque puait un peu avait prédominé.
« Atterriiiiii » crie-t-il.
Se reprenant, voyant qu’il panique lui-même, il reste coi et observe la manoeuvre. Elle va bien finir par freiner. Déjà elle file devant et elle ne doit plus comprendre ce qu’il crierait. Le Vent, qu’il sent sur sa figure, souffle soudainement. Il ressent en lui une mauvaise décharge d’adrénaline. Tout cela indique qu’ils sont en grave problème. Son amie de coeur va apprendre l’adage qui dit : « Vaut mieux être à terre et désirer voler que voler et désirer être à terre ».
La panique est aux commandes. Un chien l’a pris en chasse mais il est devancé. Elle fonce maintenant vers un arbre qu’elle va frapper à une hauteur de six ou sept mètres. Enfin une correction amorce un virage et elle passe au-dessus de l’arbre, en direction de la rue bondée de véhicules circulant à bon train. Le virage s’accentue tout seul car elle est figée comme une statue, mais une statue qui monte. Le parc revient en mire mais elle a accumulé déjà une centaine de mètres de hauteur. La dérive ne lui permet pas de s’y avancer. À travers l’impressionnant sifflement d’air dans ses oreilles, elle entend cogner son coeur devant cette vision subite et épatante. Cela la réveille un peu de sa torpeur.
« Qu’est-ce que je fais ? » s’entend-elle crier à l’intérieur d’elle-même. Essayant encore de retourner vers le parc, elle visse sans le savoir et gagne de l’altitude. Elle est dans de beaux draps.
Quoiqu’elle fasse la ville tombe sous elle. Un océan de toits et de rues surgit. Elle tourne toujours sur le même bord, son regard à la recherche de verdure. Car il est évident que le parc, où désespère son amoureux, a rétréci comme un minuscule point vert qui s’éloigne. Le point de non-retour est franchi depuis longtemps. Elle dérive beaucoup et elle commet l’erreur de chercher une issue contre le Vent. Ce n’est rien pour la faire sortir de la bulle. Si seulement elle pouvait se rendre à un autre parc pour atterrir... mais les histoires de fils électriques de son copain la rendent ambivalente. Il faudra penser vite et tout ce qu’elle essaie de penser se change en cauchemar. Sa situation aurait pourtant été le rêve de plusieurs pilotes chevronnés, à part une légère odeur fétide d’égout et le fait d’enfreindre une zone aérienne. La jeune femme est toute désorientée même si elle a pris un peu de contrôle. Le mont Royal, qu’elle cherche à situer, n’est pas reconnu alors qu’elle le survole. Tout est plat et elle cherche une butte. Elle doit être à 1000 mètres d’altitude. Personne ne la voit et elle voit tout. Elle domine les plus hauts gratte-ciels. Elle n’ose pas regarder vers la seule chose qu’elle reconnaît et où elle se dirige. La noyade dans le fleuve au loin l’obsède.
C’est alors que, sans crier gare, comme un aigle fonçant sur sa proie, venu dans son dos, le moteur gauche d’un grand avion avale le parapente. Derrière le sillage invisible de l’aéronef, la fille aux cheveux ébouriffés s’évanouit en plein ciel et tombe les bras en croix. Elle se réveille après quelques minutes sur le bord d’une piscine dans laquelle elle est miraculeusement tombée et d’où le sauveteur l’a rescapée. Elle revoit le bleu aveuglant du ciel, saucissonnée sur une planche de bois, la colonne et les os en charpie. Son compagnon prendra deux jours à la localiser, sauve mais pas saine, dans un hôpital périphérique car les services d’urgence ont été débordés sur l’île.
Complètement étranglé par le chiffon jaune, plongeant comme une pesante locomotive, l’avion décrochée s’écrase en plein centre-ville. Mirabel n’était pas disponible pour la demande d’urgence d’un appareil dont le moteur droit était hors fonction. La tour de contrôle de Dorval a libéré immédiatement une piste. Offrir une approche au-dessus de la ville n’a pas été la meilleure idée surtout sur le parcours de cette anomalie d’ébouriffée qui n’aurait pas dû être là.
Un sinistre bilan du crash : aucun survivant de l’appareil. Un millier de victimes dans la destruction d’une quinzaine d’immeubles par l’impact et les grands feux hors contrôle pendant deux jours. La moitié des victimes n’ont pas survécu. Les services hospitaliers sont catastrophés jusqu’à la voisine province. Les dégâts s’estiment à plusieurs dizaines de milliards de dollars de perte selon les compagnies d’assurances. Des images d’apocalypse alimentent les médias. L’autopsie ouverte n’est pas chose facile et les coeurs sensibles sont révulsés. L’enquête du bureau central de l’Organisation de l'Aviation Civile Internationale ( OACI ) durera des années. Les boîtes noires ont été localisées dans les débris de la maison-mère frappée de plein fouet au 999 boulevard Robert-Bourassa. Cette ironie ne plaît pas. En plein coeur de la métropole, jamais chaos pareil n’avait été prévu. Cela a pris des jours avant de saisir l’ampleur de l’événement. Ce n’est que deux semaines plus tard que rebondit sérieusement l’hypothèse farfelue d’une survivante comme cause de tout ce drame. La première analyse post-mortem ne pouvait que dégénérer en un excès de conclusions rageuses, voire psychotiques. Autant on avait dénié de sources officielles la version farfelue, autant les recommandations deviennent une vengeance contre le vol libre au Québec.
Le mot qui est sur toutes les lèvres et que les médias ont l’air d’avoir forgé est « Pourquoi permet-on ces jouets très dangereux ? » Il a une belle allure de désinformation car les services de renseignements sont en oeuvre de façon précoce, dès la journée du désastre. Leur action est immédiate et la campagne est dirigée en vue d’une éradication. Le vol libre est interdit au Québec. La Chine suit ce mouvement car plusieurs notables chinois étaient à bord. La volonté d’agir ne s’entrave pas de vol libre, surtout pas de libre. En deux jours, tous les parapentes et deltaplanes sont confisqués à la grandeur de la province. Chaque pilote a été fiché et visité à plusieurs reprises par des enquêteurs de multiples agences; il y a les services de renseignements aux acronymes des plus variés et des plus craints ainsi que les inquisiteurs du domaine de l’assurance et de puissances étrangères. Les propriétaires de site de vol libre sont avertis de l’amende exorbitante qu’ils risquent de débourser si des vols s’y déroulent. Le Hagar, les zones d’alerte HG et les licences de tracté sont abolis pour vol libre. Les zones de contrôle aérien sont agrandies. Pour le moment, et cela va durer plusieurs années, seule la province de Québec est ainsi réglementée. L’AQVL, l’association provinciale, est dissoute avant qu’elle ne devienne illégale. Dans une espèce de cérémonie publique expiatoire et médiatisée, les appareils confisqués sont écrasés par des bulldozers et brûlés. Comme si pour panser la plaie, il fallait exorciser d’une certaine façon et montrer qu’un contrôle est imposé. Un bouc émissaire est un courant exutoire. La hantise de vols au-dessus de la ville menace de fermer l’aéroport de Dorval. C’est dans l’air, faut dire vite.
Après un an, deux ressortissants français sont pris aux douanes avec des parapentes. Ils sont expulsés sans leurs ailes, échappant de justesse à un procès pour terrorisme. Un contrevenant local, qui se dit prisonnier politique, est en prison pour avoir tenté du « base jumping » de la place Ville Marie, à travers les travaux de reconstruction. Ce n’est plus drôle. La jeune ébouriffée finit par avoir son congé après treize mois à l’hôpital. Elle reste paraplégique et perturbée de ce coup d’aile de papillon ayant provoqué un ouragan. Elle s’exile, ainsi que quelques pilotes accros, pour des cieux moins hostiles. Dans les autres provinces, les pilotes québécois ne sont pas bien reçus dans les clubs de vol libre. Ce n’est pas tant qu’on les prend pour des terroristes, mais parce qu’on craint que le règlement du Québec s’étende à leur territoire. Les résistants à cet imposition supposée temporaire piétinent dans l’ombre. L’investigation, par exemple, de la cause de l’arrêt du premier moteur, sans qu’il ne soit endommagé, se déroule hors public. Cet aspect est même classé top secret. Après trois ans, l’interdiction du vol libre perdure dans cette mentalité propre à la soumission au tabou de la sécurité.
Le Vent se gaspille dans ce pays. Se gaspille aussi la patience du Front de Libération aérienne du Québec, un groupuscule d’idéalistes autrefois considérés farfelus. Depuis ce triste événement, le FLaQ opère en clandestinité, car il est considéré à tort comme un groupe terroriste. C’est pourtant un mouvement anti-terroriste voué à combattre la peur atavique de voler. Il faut bien préciser : voler dans les airs, c’est-à-dire planer. Sa remise en question par le blanchiment de sépulcres et la manipulation d’informations l’accable d’une tâche presque insurmontable. Jugée meurtrière par un néophyte, la turbulence du Vent est attaquée par un pilote de vol libre pour la tourner en un moteur principal de son ascension. De la même façon, les FLaQuistes se sont alors attaqués à la turbulence de l’information qui souffle sur cette colonie pour remonter le dangereux domaine du savoir. Cette quête de liberté se continue sans bruit ni tapage. Le jour de la libération du ciel de ce pays approche.
( Publication de ce texte au printemps 2001 )