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Duck se réveille en sursaut. Il a rêvé à une armée de cuilleroïdes en révolte. Au lieu de nourrir les humains, les cuillers avaient décidé de saboter leurs vies. Elles détraquaient tout, en provoquant des courts-circuits. Il a l’impression d’avoir passé une partie de la nuit à retirer des cuillers de grille-pain, de prises de courant et d’ordinateurs détraqués. C’est dans cet état qu’il se trouve quand une alarme de fumée retentit au plus profond calme de la campagne parce qu’une rôtie brûle un peu trop dans le grille-pain.
À l’odeur, Duck se calme et reprend son esprit. Ce dernier s’était échappé dans des mondes extraordinaires pendant son sommeil. Voilà qu’il revient aux mystères de ce monde particulier et qu’il retrouve, comme par enchantement, le même corps. Dès les paupières ouvertes, ses yeux cherchent la fenêtre pour constater l’état pluvieux du ciel. C’est comme cela, chaque jour, pour un FLaQuiste. Il est à l’affût des précieuses indications de Vent, de sa direction, de son intensité. La dérive nuageuse, l’agitation des feuilles d’arbre, le mouvement des fils d’alimentation électrique, le passage d’un volatile, le son sur l’habitat, bref tout pour estimer l’esprit du Vent dès l’éveil. Donc, pas de vol possible en perspective pour aujourd’hui ; c’est une journée de sevrage de vol. De toute façon, des opérations comme la veille, ce n’est pas pour tous les jours. Que c’était bon de planer ! Espérons que les résultats de la mission porteront fruit en ce sens. Il faut que la situation change. Planer dans le ciel lui manque, même s’il plane amplement au sol. Mais il n’est pas fait pour se terrer comme un voleur dans le secret. Cela est un peu trop absurde pour ses transcendantes aspirations.
C’est Rascar qui l’accueille dans la cuisine. En train de tartiner une rôtie, il s’empresse de lui parler du rêve qu’il a fait.
« Duck, j’ai rêvé que j’ai volé. C’est pas merveilleux, cela ! »
À voir son sourire, Duck n’en doute pas.
« Si on pouvait trouver moyen de provoquer le rêve, je crois que c’est à cela que je rêverais toutes les nuits. » répond Duck, en pensant aux quelques fois où cela lui est arrivé. Il ne porte pas à terre pour une partie de la journée après une telle expérience onirique. L’effet est aussi bon que voler lucide et éveillé.
« Il y a sûrement moyen. » ajoute Elvis qui arrive à ce moment.
Une discussion s’engage alors sur des techniques de méditation reliées au rêve. Les Tibétains et les Yaquis amérindiens sont à l’honneur. Elvis et Duck s’attablent et s’attaquent à un bol de granola. Les cuillers sont dociles et écoutent sagement ces propos tout en volant sans rébellion aux lèvres des convives. Ce sujet n’est qu’un préambule car Elvis est assailli de questions sur le monde de Téra. Les FLaQuistes sont reposés et piaffent de savoir. Encore Elvis doit revenir au début.
Quand XiX, après la disparition d’Elvis, rencontre Téra pour lui annoncer qu’elle sait qu’il n’est pas son père biologique, il s’en réjouit d’abord. Mais quand il apprend comment elle l’a conclu, soit avec le décrypteur central au contrôle du Téraciel, il n’est pas si aise. Il ne s’était jamais décidé à informer ses adoptés de la chose. Pourtant, on l’avait averti qu’il est souhaitable que cela soit fait en bas âge. Quelque chose le chicotait à ce sujet. Tôt ou tard, la vérité finirait par poindre car aucun des enfants ne lui ressemble, ni physiquement, ni mentalement. Il reste que cette histoire d’adoption n’était pas du tout de son invention.
Bien que Nerd, et pas à moitié, Téra fut marié et pas avec n’importe quel moineau. La femme de Téra, suffit-il de dire, ne survivra pas à son mode de vie extravagant. Ont-ils pensé à s’aimer est une question qui aurait pu se poser ? Cette organisatrice compulsive n’avait géré ce mariage que pour remplir un formulaire avec le statut requis pour une autre raison d’une autre raison dont Téra n’a jamais su la vérité. Cet homme est un brillant génie de l’informatique mais, pour le reste, la maturité et l’expérience tardent ou finiront par s’imposer à des coûts humains inconcevables.
Toujours est-il que, sans aucune investigation d’infertilité, sa femme se met en frais d’adopter. Les dernières inventions de son mari permettent aisément de faire affaire avec un réseau d’allure bien réglo et surtout aussi compatissant que discret. C’est un service dispendieux mais réputé efficace. Lui et elle doivent remplir des tas de questionnaires dont un sur leurs caractéristiques personnelles et un sur les caractéristiques désirées des propositus. Le choix de sa femme doit viser un garçon et celui de Téra correspondre à une fille. Sans qu’ils ne le sachent, évidemment, les moyens pris par cet organisme sont totalement délégués et font partie d’une spécialisation pour laquelle on paye justement parce que cela dépasse généralement les aptitudes du client. C’est normal et convient à madame Téra.
Alors, dans l’atmosphère frénétique brassée par sa femme, Téra est embêté par ce jeu de questions intimes auquel il participe distraitement. Son esprit est plus à la conception d’un projet qui le passionne vraiment et qu’il a entrepris avec un partenaire qu’il admire bien. Ils travaillent ensemble depuis l’université sur les bases de théories de logiciels autodidactes. Ces études ont débouché sur des systèmes experts en transactions de renseignements. Pour la section « Désiré » du questionnaire, Téra désigne ce collaborateur directement. Il écrit le nom du partenaire sur la feuille en vue de s’inspirer. Il prévoit trouver le temps de compléter le tout plus tard. Mais sa femme ramasse en trombe le questionnaire. Toujours à la presse, elle voit cependant la carence et ajoute l’adresse du partenaire. Un timbre et hop.
Le temps passe et un millier d’événements aussi lorsque l’agence recommunique. Il s’est passé presque un an. Le partenaire n’est plus dans le décor, il est rendu dans une université d'une autre ville. Et la femme de Téra est en phase terminale d’un grave cancer. C’est pathétique pour la fondatrice du ranch qu’elle voulait voué à la culture biologique. Deux beaux enfants viennent égayer ses derniers jours ; elle est entourée de gouvernantes et d’une équipe médicale multipliée par le caractère excessif de cette dame. Les meilleurs soins ne manquent pas car les affaires de son mari sont en croissance exponentielle. Téra veuf, se retrouve donc père adoptif sur-comblé. Il suit un mode de délégation envers sa marmaille. Il pourvoit, et pour le reste, son esprit n’y est pas. Il est tout occupé à sa création.
Graduellement, son entreprise s’impose dans le domaine des renseignements. La firme d’adoption, engagée par sa femme, comporte, en un certain sens, une espèce de service de renseignements privés mais avec un zèle particulier. Les moyens pour satisfaire leurs besoins ont une justice douteuse. Jamais Téra n’aurait approuvé au départ cette façon de faire. Mais la nécessité féminine sait s’insinuer et s’imposer subtilement. Le partenaire, dont il était question, fut ciblé, suivi et piégé après plusieurs mois. Il a gagné un voyage en famille à un endroit où on s’intéresse aux enfants. La firme d’adoption s’y active assez pour en faire disparaître son bébé à cette occasion piège. La femme de cet homme se suicide, ne pouvant supporter le douloureux retour de voyage et la terrible dépression qui s’ensuit. Son mari n’est pas mieux que mort aux yeux de ses proches.
Aussi sordide que tout cela fut, Téra n’est pas du tout au courant de cet aspect de l’adoption. Encrypteur naturel, il applique ses dons de cachottier par intimité. Il développe ce ranch où tout est centré sur ses adoptés tout en laissant libre cours à ses fantasmes virtuels les plus purs mais exploités par des puissances aussi louches que sa femme pouvait être manipulatrice. Ce monde de masques ne lui convient pas vraiment, mais comme artiste créateur de masques, il s’accomplit et prospère.
Pendant ce temps, ses enfants ont grandi. Voilà que sa grande fille, qui semble avoir hérité de ses talents, vient de le prouver en démasquant le fond de sa mémoire. Mais cela est très dangereux et Téra le sait. L’écho des recherches de XiX risque de ne pas tomber inaperçu. La mort du mentor de ses enfants l’affecte aussi. Il a toujours admiré cet homme qui avait, plus que lui, le pourvoyeur, su être si proche des enfants. Son ami Elvis les avait guidés à l’autonomie adulte et avait accompli cette tâche avec fierté. Téra ne regrettait pas que son infortuné partenaire, qui avait repris contact avec lui, soit venu le rejoindre au ranch. Plutôt que de travailler au système informatique, le partenaire était fasciné et attaché aux jeunes enfants alors rendus en âge scolaire. L’éducation était sa passion. Téra savait cependant que le mentor éclipsé avait élevé, sans le savoir, sa propre fille XiX mais qu’il n’a pu lui divulguer ce secret à son égard. Téra avait lui-même appris récemment cette information que le Téraciel lui avait transmis. La firme d’adoption avait été incorporée à son empire peu avant la mort en parapente de son si infortuné partenaire. Ces informations n’avaient pas encore été transférées aux archives familiales secrètes.
Elvis dit avec émotion :
« Je ne le savais pas à cette époque. Je suis passé proche de l’apprendre au ranch, j’étais limité par le temps pour accéder discrètement au Téraciel. J’ai appris ma filiation à XiX en faisant enquête sur le crash. Je pense souvent à elle. C’était une fille hors du commun, avec une présence qui me manque. Un jour, je lui ai offert de lui enseigner le vol libre, tout comme à Kô. »
Elle avait décliné sagement, prétextant d’abord ne pas être prête pour finalement avouer timidement qu’elle se sentait trop distraite. C’était vrai, surtout à la façon de conduire son cheval à qui elle laissait la direction du parcours à la discrétion de l’animal. Ce cheval avait été dressé pour être attelé à une charrette plutôt que monté en selle comme XiX l’utilisait régulièrement. Un jour, avec XiX distraite en croupe, la bête part gambader dans un champ où travaillaient des robots maraîchers expérimentaux, conception inspirée des patinoïdes de Téra. Le cheval, croyant peut-être à une charrette s’approche et s’emmêle dans un filet et des outils meurtriers s’approchent graduellement de l’écuyère prisonnière dans le fouillis que le cheval paniqué ne fait qu’empirer. Kô, qui veillait constamment sur sa soeur, n’était pas loin mais ne pouvait s’approcher du monstre. Il a cependant la présence d’esprit de transcender la situation pour mettre en panne la machinerie. Avec un doigté de Nintendo ceinture noire, il pianote habilement sur son clavier de téléphone cellulaire pour désactiver le monstre.
« Décidément, ma fille n’était pas mûre pour le vol libre. » en conclut Elvis.
« Mais c’est terrible tout cela, intervient finalement Rascar. Téra a fait tuer ta fille avec son maudit Téraciel. »
« Non, ce n’est pas exact. D’abord, j’ai eu la chance d’élever mon enfant. Que ce soit à mon insu n’a rien changé, car je l’ai fait de façon impeccable. La vie est comme cela et j’apprécie tout ce qui m’arrive. C’était vraiment une fille splendide. J’ai même pu donner sa main et contribué à son bonheur. C’est quand même merveilleux. Son grand voyage de noces l’a au moins sortie pour un temps du monde insolite de Téra. Elle n’a pas vécu longtemps. La durée de la vie n’est pas tellement de notre ressort. Si on ne peut contrôler la durée de la vie, il n’en est pas de même de l’intensité. J’ai peut-être plus vécu avec elle que je ne l’aurais fait autrement. Elle avait compris cette clef de la vie et en a profité intensément par le voyage. »
Elvis explique alors que Téra n’est pas responsable de cette tragédie. Il ne savait pas que l’adoption, au départ, se faisait par l’entremise de cambrioleurs d’enfants. Il n’aurait jamais permis cette infamie. Quand il a appris la chose, le maître du système s’est efforcé d’abord d’occulter le plus possible cette bavure, ayant opté de ne pas mettre au courant son partenaire. Il s’est occupé aussi à restructurer l’éthique de cette organisation internationale. Il a fait cesser la section de cambriolage de bambins et a commandé au Téraciel de surveiller particulièrement l’agent Djhan Piherr, qui avait jadis fomenté l’enlèvement de Kô et XiX. Cet agent était encore actif à son propre compte. Téra l’avait personnellement averti mais cet espèce d’espion continuait d’opérer. Cela gênait fortement Téra qui a donné des instructions spéciales au Téraciel à cet égard parce que ce fourbe l’avait menacé ouvertement. Ce sournois personnage lui avait envoyé un colis piégé, accompagné d’une lettre de réconciliation. Le colis contenait une figurine en or de Téra tenant Kô et XiX par la main. Mais Téra s’était méfié que ce soit un cheval de Troie d’écoute électronique. L’analyse plus poussée ne révéla aucun microphone mais une dose léthale de plutonium dans le bibelot. Par la suite, Téra s’était arrangé pour que le Téraciel puisse agir s’il arrivait quelque chose de fâcheux au gardien du canard codé.
Téra est mort d’une cause naturelle sans rapport avec Piherr, l’espion en fauteuil roulant. Du point de vue du Téraciel, le seuil des paramètres principaux est franchi pour cacher le plus gros secret de son créateur et pour provoquer la légitime défense d’un agresseur dont il miroite les agissements passés avec un virus. Le Téraciel enclenche de façon autonome, comme un réflexe sans émotion, ni vengeance, ni dégoût, le complot menant à la perte de l’appareil qui transporte un ennemi sans égard, hélas, pour tant de vies humaines.
Époustouflés, DucK et Rascar ne peuvent que laisser Elvis continuer son récit fantastique. Même si Téra tentait de camoufler la bavure de l’adoption, une autre preuve qu’il n’a jamais visé Kô et XiX est le fait qu’il les aient couchés sur son testament. Le Téraciel était bien informé de cet héritage. Il doit s’effacer, complètement, après que l’héritage sera touché. A-t-il donc éliminé les héritiers pour ne pas s’effacer ? Elvis ne le croit pas. Le Téraciel a bien coopéré avec lui quand il s’en est servi, avec les codes d’accès de Téra, pour pousser son enquête sur le crash de la métropole. Mais voilà que les héritiers sont tués et que le Téraciel reste dangereusement actif. Ce canard codé est très dangereux pour qui l’approche, même pour Elvis qui ne se laisse pas repousser par le danger. Il excelle à chevaucher et à utiliser la force même du chaos tout comme il a appris à se maîtriser dans un effluve thermique en vol libre. Avec cette attitude, Elvis réussit à lui pointer la liste des passagers pour le convaincre de la situation. Enfin Elvis accepte l’héritage de sa fille : une fortune à sa disposition dans des tas de comptes suisses et un peu partout sur la planète. Après ce transfert, le Téraciel s’efface aussitôt de lui-même, s’évanouissant d’un coup comme prévu par son créateur. Le supermarché des renseignements d’espionnage est fermé sur la planète, avec des conséquences potentiellement plus désastreuses que l’écrasement d’un aéronef.
Cela ne ramène pas XiX à son père qui a dû refaire son deuil. Son projet est d’utiliser ces ressources pour des causes humanitaires et, de vol libre. Il s’ensuit un long délire compensateur de pilotes sur les plus beaux sites de la planète à visiter et à voler sans contrainte monétaire. Car Elvis convie ses compagnons de vol à exprimer leurs fantasmes les plus pétés. Il les assure qu’il n’est plus question de se priver de bon Vent. Duck, qui se tracasse de son pays opprimé en vol libre, propose que le FLaQ aboutisse à un institut. Elvis n’est pas convaincu. Il aime bien son attitude révolutionnaire ; il croit qu’avec le Vent comme principe, un institut devient un peu une antithèse et ne survivra pas à la cause. Il est plus enclin à engendrer le FlaP, le Front de Libération aérienne Planétaire, surtout si le Q n’est plus approprié au sigle. À ce sujet, Rascar fait remarquer qu'on pourrait écouter la radio pour savoir le résultat du troisième référendum. Mais avant, il élabore son rêve éveillé de projet pilote. La simplicité de celui-ci va passionner son frère dont la nouvelle fortune matérielle ne sera nullement nécessaire.