|
Duck raccompagne Rascar à sa maison. Son repaire isolé est tout désigné pour être à l’abri des questionnements et des indiscrétions découlant de la gloire. Toute une surprise les attend. L’ancien propriétaire est assis sur les marches de la galerie. Ils n’en croient pas leurs yeux, ni leurs oreilles. C’est comme si un revenant était apparu devant eux. La fatigue doit les accabler. Rascar se met à bégayer.
« Mi, mimi, mi, mimimi, mi, mi, mi ... » Duck croit bien qu’il va étouffer.
C’est le frère de Rascar, qui se tient devant eux, bien portant avec son sourire amusé et chaleureux. Rascar débloque. Il ne parle pas, il crie.
« Elvis Capac ! Mi mimi hermano ! » Quelle joie comble ces hommes en une journée si mémorable. Rascar est pris d’une de ses crises aiguës de craquètement. Il crie sans arrêter « Elvis est vivant ! El king est vivant ! », courant comme une cigogne folle en battant des ailes avec ses bras. Il grimpe partout, même sur le toit de la galerie. Il hurle ainsi comme un déchaîné, pour ne s’arrêter qu’épuisé.
Le Vent aussi est devenu anémique. Où est-Il tombé ? Le chuchotement de la pluie, commençant à tomber aussi, accompagne Elvis qui, se penchant honorablement en tenant la porte grande ouverte, invite les deux pilotes fourbus, hagards, hébétés, hallucinés à entrer dans la demeure. L’arôme du pain frais les accueille et témoigne que le fantôme est dans la place depuis un certain temps. Un sac de glace décolle du congélateur et vient atterrir sur la tête de Rascar qui plonge enfin dans le mutisme le plus désiré. Après une chaleureuse accolade et sans avoir à dire un mot, Elvis les assoit devant un bol de soupe fumant. Les deux hommes languissent pour plus que de la nourriture.
« J’ai vu, ce midi, que vous n’avez pas chômé avec le rapport secret que je vous ai livré anonymement, il y a un mois. Toutes mes félicitations ! » déclare Elvis en plongeant sa cuiller dans son bol. Ces compliments leur passent comme sur le dos d’un canard. Ce qu’ils désirent, c’est savoir d’où il peut bien sortir. Dégivrant un peu, Rascar réussit à balbutier :
« Je m’en fous, mon plumeux. » Il utilise une expression de jeunesse, référant au fait que lui et son frère sont nés avec un épais duvet d’oiseau sur les épaules. Leurs parents avaient dû arracher deux plumes qui y avaient poussé par la suite. C’était un de leurs points communs et, de cette façon, Rascar lui signifiait de cracher le morceau et de reprendre au tout début.
« Par où veux-tu que je commence ? » offre-t-il enfin.
« Ta ta ta disparition, puisque tu tu n’es pas mort. » répond laconiquement Rascar qui recommence à bégayer. Il sait que chaque mot en surplus retarde de savoir et qu’une autre crise de craquètement menace. Il n’a jamais eu tant de facilité à contenir sa logorrhée. Duck fait de même. Il se sent comme ce matin, prêt à décoller, mais cette fois-ci sur des mots. Pourtant, il est assis confortablement à une table avec quelqu’un qui n’en finit pas de commencer son histoire. Faut-il l’ignorer pour qu’il parle ? La cuiller d’Elvis ne quitte pas le bol. À travers une ébauche d’excuse, Elvis obtient l’acquiescement du secret par ses convives. Leurs cuillers n’ont pas bronché mais leurs têtes ont hoché positivement. On aurait entendu voler une mouche mais le bruit de la pluie sur les tôles du toit domine la place quand le maître de vol commence son histoire. Il n’y aura pas de belle cérémonie de coucher de soleil à régaler les pupilles comme hier mais les tympans vont, ce soir, s’emplir la panse.
« J’en avais assez de ce bled, de ce repère de mormonoïdes et big brothers, de ce camp d’été de surdoués de la déception et de l’intrigue. » finit-il par se défouler en désignant de la sorte le ranch de Téra. Il leur explique que malgré sa merveilleuse tâche d’instructeur en charge des enfants de Téra qu’il adorait, la situation était devenue trop dangereuse pour lui. De toute façon, sa tâche achevait. La plus jeune, XiX, avait atteint la maturité depuis quelques mois. L’émancipation était la suite normale pour ces jeunes. Il leur avait enseigné, depuis l’âge scolaire, plus que l’académisme. Comme la femme de Téra était décédée et que Téra était trop absorbé par son entreprise, Elvis avait tenu les rôles de père et mère auprès de ces enfants.
Les années avaient passé comme des étincelles. Voilà que les jeunes commencent à réaliser l’artifice du ranch et de leur position princière à cet endroit. Elvis leur explique peu à peu. Le rêve autarcique de leur mère s’est transformé et a servi de couverture à une entreprise qui mijote à l’extérieur du monde bucolique de la vallée. À part le jardinage local, tout arrive quotidiennement par l’hélicoptère. Le monde extérieur, qu’ils ne connaissent que par les livres et les écrans, les fascine. Les employés, pour soutenir leurs désirs, ne fournissent pas à décorer leur environnement protégé. Téra, lui-même, le sait et ne ménage rien pour dorer la cage. Elvis respecte tant bien que mal les directives paternelles. Elles sont justes et ne contreviennent pas à sa philosophie de connaissance. Sauf que Téra cache des choses et s’arrange pour tout savoir. Il y a des caméras et des micros partout. Les enfants, eux, interprètent cela comme une preuve qu’on s’occupe d’eux. Ils ont grandi ainsi. Pour Elvis, cela va mais cela manque de réciprocité car Téra, lui, est à l’abri des écoutes. C’est du moins ce qu’il pense mais Elvis a des questions à solutionner de la part des enfants. Si leur destinée ne les préoccupe pas, leur origine les fascine.
La grande bibliothèque du ranch est soutenue par un puissant système informatisé. Elle contient les archives familiales auxquelles Elvis, de sa position de mentor, a le privilège d’accès, du moins en partie, officiellement. Il peut guider les enfants, par exemple, sur les images de leur regrettée mère et de sa vision sur ce ranch dont elle est la fondatrice.
Toutes ces explications sont longues pour Duck et Rascar qui retiennent leur souffle. Ils apprennent peu à peu comment Elvis trouve la clef des archives brouillées par Téra. En observant, à travers un jeu de miroir, Téra exécuter un accès à l’ordinateur, Elvis note le jeu des doigts qui ouvre la boîte de Pandore. Il y découvre l’histoire de l’adoption et bien d’autres secrets compromettants sur la structure du système Téra.
« J’en savais trop. Il fallait que je disparaisse. Avec cette gang d’espions tout autour, j’ai pris plus de précautions que moins pour manigancer mon coup. Dans les semaines qui ont précédé ma disparition, chaque fois que je survolais en delta les Gorges Capac, je laissais tomber des boulettes de viande pour y attirer des rapaces. Le jour de mon crash simulé, mon parachute s’est posé exactement à l’endroit prévu près du précipice. J’ai tout de suite suspendu un mannequin revêtu de ma combinaison de vol. J’ai pris soin de fourbir de boulettes de viande les orbites du masque et d’enrouler le fanion rouge autour du cou. La suite se devine. J’ai disparu. » Sur ces mots d’Elvis, les cuillers ont commencé à transporter de la soupe aux lèvres des convives. Personne ne parle. De telles aventures creusent l’appétit. Bien sûr, Elvis fournit des détails sur cette espèce d’évasion, mais ce sont les raisons qui l’ont motivée qui captivent l’attention. Avec un peu de beurre sur ce pain frais, pour accompagner cette soupe, c’est le régal. Rascar prend beaucoup de mieux. Il est si fier de son frère qu’il doit se retenir pour ne pas crier sa joie. La bouche pleine, ce ne serait pas beau...
Duck, lui, ne tient pas à tout savoir mais c’est plus fort que lui. L’intrigue le tient. Les cuillers n’ont plus de liquide à transborder. Elvis offre une diversion.
« Voulez-vous écouter les résultats du référendum ? Votre intervention de ce matin a toutes les chances d’avoir un effet. L’activité militaire autour du volcan n’est pas passée inaperçue. Hélicos endommagés, troupeaux de chevaux affolés, éruption volcanique, mesures de guerre, désinformation, beaucoup de rumeurs dans l’air. »
Les urnes viennent, en effet, de fermer sur le troisième référendum portant sur la souveraineté du Québec. Il est la réaction au projet fédéral de fusion des dix provinces en seulement trois districts. Les provinces étant des entités coloniales pour un pays accompli, le pouvoir central a décidé de grandir par la fusion à la mode. Rascar explique à son frère que le FLaQ n’y est pour rien sur le choix de cette journée pour l’exécution de la mission. C’est le rare bon Vent d’Est qui a décidé ; le reste est fortuit. Il lui dit qu’il préfère savoir ce qui est arrivé à Kô et XiX plutôt que se planter devant un fade téléviseur. Le résultat, il l’aura bien demain.
La marmite revient à la table et la louche remplit les bols que guettent des cuillers excitées.
« Elle est vraiment bonne, ta soupe. » réussit à placer Duck.
« Et à la hauteur de ton histoire, frérot. » rajoute Rascar.
« Mais, j’y pense. J’allais oublier le principal. » dit Duck qui s’élance dehors sous la pluie et revient tout mouillé du véhicule avec une caisse d’É, une bière à l’eau d’érable dont il sait Elvis amateur.
Pendant qu’un verre s’élève et va abreuver le gosier d’Elvis, un autre s’occupe des cordes vocales enrouées de son frère. Laissant le pétillement de ce nectar jouer sur sa langue, c’est Duck qui fait languir Elvis qui demande des détails sur la passe de l’hélico de ce matin. Combien toute la mission aurait pu prendre une lourde tournure. Mais enfin la légèreté l’avait emporté à travers des risques imprévisibles. Il en est de même, fait remarquer Rascar, sur le vol de l’ébouriffée. Même dans son horreur, ce vol est la clef magique qui a permis de conclure à la vraie cause préméditée du grand crash de la métropole. N’eut été de son passage au bon moment et à la bonne place, le virus se serait effacé comme prévu après l’arrêt du second moteur. Jamais ce complot n’aurait pu être élucidé autrement. On a accusé à tort le vol libre.
Elvis prend quelques gorgées. Car il va commencer une longue réponse à une autre question de son frère sur son accès au rapport secret. Il explique d’abord pourquoi cette information est secrète. Ce qui lui a mis la puce à l'oreille est qu'on ait réfuté la théorie du parapente pour ensuite l’adopter. Effectivement, un parapente dans un moteur n'est pas suffisant pour provoquer un crash. Alors pourquoi adopter cette théorie réfutable de prime abord ? Voilà une question de service secret ou encore mieux de Téraciel.
La cruciale découverte du virus vient en fait d’Elvis lui-même. Il l’a transmise à l’agence d’enquête qui l’a classifiée secrète en attendant d’en finir l’étude. Depuis son départ du ranch, Elvis s’était tenu discret. Mais Téra décédé, il risquait moins d’être pris à consulter le monument informatique que Téra laissait en héritage. L’entité monstre résiduelle restait bien active ; elle continuait d’exécuter les fonctions assemblées dans sa maniaque existence d’acquisition d’informations à très haut régime. Les archives familiales n’étaient qu’une goutte dans cet océan tumultueux. Le maître de la guerre informatique était maintenant le Téraciel, le système qui avait tout des caractéristiques d’un Borg, agglutinant de façon autonome le savoir humain. Avec cet outil par excellence, Elvis se retrouve au contrôle du super marché mondial du renseignement. Tout automatisé, s’y échangent à prix faramineux, des secrets tactiques. C’est peu dire. On échange aussi des secrets pour du secret. Le système Téraciel infiltre tous les réseaux, acquérant tout seul les clefs, les codes, les mots de passe, les crypteurs et décrypteurs et tout ce qui manipule de l’information. Les banques de données des services d’intelligence sont à sa disposition. Aussi exhaustif qu’il soit, le système Téra est totalement furtif. Personne ne peut le saisir car son immense code se réécrit tout seul et il se distribue à travers tous les ordinateurs de la planète. Téra l’appela affectueusement son canard codé, quand il le retrouva dans un jeu électronique dont le héros était un petit canard. Il avait réussi ce que des décades de recherche en intelligence artificielle cherchaient. Les systèmes du genre s’effondraient toujours sous la lourdeur de la tâche. Téra avait compris que cette tâche n’était pas à la hauteur humaine. Il l’avait donc confiée au système lui-même qui, à la base, réécrivait continuellement son propre code pour l’optimiser, se rendant automatiquement ultraperformant. L’immensité des banques de données, où pataugeait tout le monde, n’était plus un obstacle à la compréhension de cette entité qui se réincarnait constamment. Le créateur avait peine à le contrôler de son vivant. Lui survivait le Téraciel dans toute sa gloire. Il sait traquer et piéger même des humains à l’aide d’un efficace réseau d’espions dont il peut acheter les services comme rien.
Elvis a suivi discrètement le déroulement de l’enquête du crash de la métropole. Il a fait le lien avec d’autres crashs similaires. Le Téraciel est l’outil parfait pour cela et lui fait découvrir le complot du virus dans l’ordinateur de bord. C’est une tactique ramassée comme troc typique de ses transactions louches.
Plus encore, il découvre que Kô et XiX étaient à bord. C’est, selon Elvis, le Téraciel qui a enclenché le complot du virus dans l’avion pour effacer le rapport avec l’enlèvement lors de l’adoption des enfants de Téra. Avant sa mort, des instructions de Téra furent enfouies au niveau le plus profond de sa mémoire. Duck et surtout Rascar sont époustouflés, abasourdis de toutes ces intrigues. Rascar, dans un bâillement désinvolte, cherche à rassurer son frère qui a relaté avec crainte les risques horribles du monstre informatique pour l’humanité.
« Ici, au moins, tu es en sécurité. Tu es chez toi et on va se tenir loin du Téraciel. On va avoir la paix. »
Elvis acquiesce. Sachant qu’il est temps pour ces hommes d’aller dormir, il ne veut pas induire de cauchemars aux pilotes visiblement épuisés. Pourtant, il sait que si on a dans la place un téléphone, par exemple, le Téraciel peut localiser n’importe qui par l’empreinte de sa voix. Des projets de surveillance internationale, comme Échelon ou Carnivore, sont tout à sa disposition. Avec ses moyens plus sophistiqués, le Téraciel ne connaît pas de vie privée.
« Je crois bien que la place est bonne. Avant votre arrivée, j’ai vérifié l’absence de micros cachés. Vous pouvez dormir en paix. » conclut-il d’un ton qui se veut apaisant.
Le sommeil les gagne et Elvis s’en aperçoit. Ses auditeurs sont claqués car il se fait très tard. Les cuillers s’envolent de la table vers une douche savonneuse administrée à la Tai Chi de la main d’Elvis qui s’occupe de desservir la table. Elles atterrissent dans le séchoir du lavabo dans un délicat tintement accompagné des ronflements des FLaQuistes qui se sont littéralement écrasés dans leurs lits.