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Au loin dans la nuit, un chien jappe au passage d’une camionnette. La troupe FLaQuiste progresse rapidement dans la forêt embaumée d’une suave odeur de sapinage. Malgré les charges sur les épaules, le rythme tient bon sur l’abrupte sentier des pèlerins. À mi-montagne, Rascar rompt la consigne du silence. Il a toujours en bouche un sujet captivant. Les autres commandos écoutent ses paroles exaltantes. Quand on approche du sommet, une pause sépare le groupe. Une portion a obliqué pour se rendre à une cache. En attendant, Rascar poursuit :
« On n’écrit pas en noir sur du noir, ni en blanc sur du blanc. Il faut un contraste. Ainsi le plus beau symbole frappe l’imagination s’il se distingue sur un fond ténébreux où on a le courage de l’introduire. Notre mission est symbolique et ce ne sera pas seulement de voter avec un banal petit x. Le danger de cette montagne m’impressionne autant que la mission m’enthousiasme. »
Ses paroles se perdent dans la nuit comme les étoiles qui ont commencé à s’absenter devant la magie des couleurs primales de l’aurore.
« Tu as raison, lui répond son compagnon, je m’y suis autrefois blessé. Que la méfiance de l’oiseau soit avec nous. »
Rascar réplique par un poème inca :
« Quand l’aigle gobera ma conscience, il restera pleurs et joies sur les plumes éparpillées de mon souvenir. Que mes amis choisissent d’abord les plumes de joies qui les emporteront au-delà des lumineux sommets. Ne vous attristez pas, vous me rejoindrez un jour au festin. La vie est si courte... »
Sur ce, les autres commandos les ont rejoints. Ils portent, deux par deux, de lourdes charges pour la quasi-verticalité du sentier les menant enfin au sommet, très lumineux à ce lever du jour. Un premier objectif est atteint. Duck scrute les nuages devant à l’Est. Ils sont en dos de maquereaux et lui annoncent de la pluie d’ici douze heures. Pourtant, la plus belle journée de l’été des Indiens s’annonce et la plus belle brise souhaitée souffle, stable comme du ciment, sur la face des révolutionnaires. Ils hument goulûment cet air, plantés comme des grues sur le bord d’un muret de granit poli. Pas pour longtemps, car on s’active. L’un d’eux s’inquiète de l’agréable aménagement des lieux qui obstrue complètement le passage pour le décollage. C’est un obstacle majeur. Pas de crainte, le rassure DucK. Ce détail a été soigneusement planifié depuis des années. Il avait au moment opportun soumissionné pour la fourniture des tables à pique-nique de l’endroit. Avec le surplus du design pour les arrimer au sol en cas de grand Vent, venait en prime un modularisme bien songé. En une dizaine de minutes, avec peu d'outillage , ces tables sont assemblées en une plate-forme pour surplomber le muret protecteur des citoyens qui, de toutes façons, ne s’étaient jamais ‘garrochés’ dans le trou. Le décollage est ouvert.
Alors, avec un plaisir dévot, l’assemblage d’ailes libres commence, malgré l’interdiction formelle, près de l’humble chapelle vouée à apaiser les ouragans. Quand les trois parapentes sont envolés, les trois deltas sont prêts et suivent. Cela est trop rapidement raconté pour tout le plaisir d’approcher son aile dans le Vent qui la caresse graduellement. Cela est trop rapidement conté pour l’infinité de détails et de nuances qui traversent l’esprit de ces pilotes occupés à saisir l’esprit du Vent qui va les emporter. Duck, le dernier par exemple, apprend de la part d’un assistant cameraman qu’un véhicule approche. Il risque d’être cloué au sol et il ne veut pas déroger à sa routine et accélérer la cadence au risque de sa vie. Il prend son temps et surtout ne perd pas sa concentration. Ce site demande d’être allumé, pas à peu près. Les premiers effluves thermiques du matin ont commencé à perturber le Vent qui taquine un peu. Perchée sur des tables à pique-nique, l’aile danse un curieux tango que les pas du pilote doivent suivre. L’air est devenu passablement turbulent. Derrière lui, le véhicule vient de se stationner. Le vol va-t-il être interrompu par un taré qui va se pendre aux câbles et ordonner la procédure de renonciation au nom du bon sens ou de l’interdit ? Fausse alerte, ce n’est qu’un journaliste. Le pilote harmonise enfin son esprit avec celui du Vent et hop. DucK, ce dernier libéré, crie, en s’élevant, sa joie au journaliste : « Je viendrai comme un voleur ! »
Tous, sauf Rascar qui vole souvent avec son appareil furtif, retrouve l’intense plaisir d’antan. Ils avaient quasiment oublié combien cela fait du bien. La condition aérologique est des plus merveilleuses. Le thermique du matin gagne progressivement en intensité et en possibilité d’admirer le grand bol du cratère derrière la crête. La consigne est de rester sur le relief. On n’a pas les ressources nécessaires à une récupération des vols voyage. Le volcan est donc libéré par six ailes libres qui y planent pendant près de trois heures. Des aigles se sont joints à leurs ébats sur le bord de la caldeira. L’équipe de caméra au sol récolte une foison d’images spectaculaires. Elle récupère d’autres caméras emportées en vol et que les pilotes larguent avec de petits parachutes. Cela n’est pas très légal mais effectué sans danger. Un autre objectif de la mission se réalise.
Sitôt la glace cassée, c’est à dire sitôt décollé, Duck retrouve en se moulant dans son vieux harnais, l’euphorique plaisir de planer dans l’océan Atmosphérique. Il est cependant en lutte avec l’obsession de ne pas gaspiller un beau décollage avec une stupide collision. Sur la plate-forme, il avait perdu la position des cinq autres ailes. Sans tarder, il les repère ; c’est dès lors plus confortable que de s’attendre à en voir surgir une en pleine face. Il faut surtout tenir Rascar à l’oeil. Il peut être stressant des fois avec son long fanion rouge qui ondule derrière son aile transparente comme le Vent. Jadis, il regardait souvent ailleurs qu’en avant de lui, les yeux fixés sur ses instruments de vol. Heureusement qu’il a fait du progrès là-dessus. Au lieu de lui courir après, Duck opte vers l’Est, vers la grande fissure dans les monts Victoria.
Que l’air porte bien et franchement ce matin ! L’appareil glisse tout en gagnant généreusement de l’altitude pendant que la splendide crête défile dessous. Un parapente a pris cette direction ; il est bien en haut de lui et loin dans la forêt. Progressivement, il le rejoint et passe assez près pour saluer de la main. Duck comprend pourquoi ce dernier s’en revient. Cela commence à secouer sérieusement. Mieux vaut revenir aussi d’autant plus que le retour est passablement plus lent contre la composante de Vent comportant un peu de Sud. Tout est si immense ici : les grandes forêts, la multitude de montagnes en face, font que l’on tend à minimaliser le volcan. Cette illusion peut mener à bien des surprises si un petit changement dans le Vent génère la difficulté de ne pas se rendre aux champs. Ils font d’immenses terrains d’atterrissage ; encore faut-il s’y rendre. La contemplation de l’épaule Ouest sera belle aussi. Après ce premier réchauffement, le pilote de l’aile aux grands yeux d’aigle est d’attaque pour un peu plus de trafic.
L’aile est maintenant secouée par des turbulences. Bon signe, un peu d’action ! Ça y est. On tourne, et encore et encore. Le variomètre se régale positivement. Voilà Rascar qui s’amène pour le même ascenseur. On espère qu’il ne voudra pas commencer à virer les yeux dans les yeux. Heureusement, il se tient tranquille et s’éloigne en avant, en criant comme un condor, vers une bande de canards en formation de V. Ils feront bon ménage. Derrière, le bol du cratère se dégage peu à peu. Quel spectacle, cette caldeira ! Duck continue quand même de scanner continuellement ses compagnons. En fait, ils font tous cela. Beaucoup plus reposant ainsi pour profiter du grandiose paysage. C’est un peu technique, mais cela procure beaucoup de loisir. Les têtes pivotent en tous sens, sans arrêt.
De temps en temps, il faut réestimer les paramètres généraux. Des fumées, c’est pratique ; mais il n’en repère pas. Il y a l’eau du petit lac ; sa portion ridée est stable. Ne faudrait pas que le Vent forcisse, car on perdrait des couleurs dans le firmament. Ce parapente-là, d’ailleurs, est parti. Il est si loin en avant sous Rascar qu’il a dû décider de terminer son vol. Combien de virevoltes ont été effectuées dans ce terrain de jeu géant ? Ce bref aperçu n’est rien à côté des cabrioles de chacun des autres pilotes à qui l’aventure du Vent sourit. Après une couple d’heures, la radio annonce qu’un batteur à oeuf est en route. La récréation est finie. Le temps a filé, plus vite que de coutume. Allons garer le coucou en douceur. Quelques claques dans la face seraient de rigueur pour s’assurer que la torpeur de l’extase ne domine pas. Disons que se parler tout haut va suffire. « Duck ! Duck ! À l’atterro ! » dit Duck.
Quelle griserie quand même de se laisser descendre sans effort. Ce sera un peu plus corsé à l’approche, mais il y a un bon quinze minutes de voluptueuse glisse à déguster. Déjà, des appareils se sont posés et sans heurt. Bonne augure. Des bonnes respirations par le nez marquent l’entrée de l’approche. Il est un temps qui rivalise avec le décollage pour aller chercher le maximum d’attention humaine. Cela dure une couple de minutes bien remplies. Pas de trafic, au moins. Cela file Vent de dos. Le sol lève. Ça y est, on oblique contre le Vent pour un long et dernier virage. Il s’agit maintenant de tout remettre d’aplomb sans s’enfarger dans une rafale thermique. Ça y est, l’aile est à plat. La manche à air, elle, reste d’accord et propose même de casser franc car le Vent est très faible au sol. Gare toujours aux turbulences surprises. Il n’y en aura pas car l’herbe n’est pas froissée. Un peu d’effet de sol. Essayons cela, exactement maintenant. Le cheval d’Icare monte sur ses pattes arrière. Le pilote effleure de la pointe du pied un brin d’herbe et se pose enfin sur une fleur. Sitôt, la gravité le rejoint et le poids de tout son delta, gréement compris, tombe sur ses épaules. Ça marche ! L’homme vient de voler un des plus beaux coins de la planète. Tous les autres pilotes ont vécu l’émotion avec leur inexplicable point de vue personnel. Le point le plus commun est ce grand sourire radieux qui illumine leur visage. Sans tarder, les pilotes s’affairent illico à plier bagages. D’ordinaire, flâner serait plus de mise.
L’objectif de s’éclipser est mis en branle. Les deltas ont atterri en premier, suivis des parapentes. Un dernier parapente tarde car il a de la peine à trouver la dévisse. Sitôt qu’il vient de toucher le sol près de la route, il se fait survoler par un hélicoptère militaire muni de roquettes. Dans le fracas du bruit assourdissant, il a tout juste le temps de se décrocher que sa voile lui échappe et s’envole dans le remous provoqué par les grandes pales. La voile tourbillonne et va s’emmêler dans la petite hélice de queue qui s’immobilise à broyer le kevlar des suspentes. Par chance, l’appareil n’est qu’à quelques mètres du sol. L’atterrissage frise l’écrasement. Une chance, car les risques d’explosion n’étaient pas exclus. L’appareil a tournoyé sur lui-même pendant un temps assez long pour donner un sérieux vertige à l’équipage. Un coup de Klaxon attire l’attention du pilote de libre, lui-même un peu hébété par le vacarme et aussi par l’euphorie d’un grand vol. Une camionnette surgit sur la route et l’embarque. Des bras sortent des fenêtres et laissent les bonjours des pilotes de libre au pilote de l’hélico. Trois tapis volants sont bien saucissonnés sur le toit du véhicule qui file en soulevant une volée de feuilles mortes dans son vortex de fuite.
Reste un objectif, après cette retraite gagnée par la peau des fesses. Une escadrille d’une douzaine d’hélicoptères arrive. Pendant qu’ils rasent en vain la campagne, l’appareil immobilisé est réparé. Après deux heures, l’essaim quitte à grand bruit rageur la contrée qui retrouve son calme habituel. Pendant ce temps, les images de ces vols sont transmises à un studio qui trie habilement tout le splendide balai aérien, comme les médias aiment. Et les journalistes marchent comme dans la plus belle histoire. Plusieurs d’entre eux étaient d’ailleurs sur place, le scoop leur ayant vraisemblablement plu.
Les journaux, les radiojournaux et les téléjournaux du midi en font la une. Ils relatent les événements, fracassant la banalité établie. Au surplus et en conclusion à débattre, le communiqué du FLaQ est lu intégralement en onde :
« Le Front de Libération aérienne du Québec offre d’abord condoléances et sympathies aux familles des victimes du terrible accident d’avion qui s’est écrasé dans le centre-ville de Montréal. Il compatit à leur douleur d’autant plus que des membres de leur propre famille y ont péri.
Les vols symboliques au volcan ont été effectués aujourd’hui pour annoncer à tous que le vol libre n’est pas la cause de ce crash. Sont dévoilés, en cette occasion, des documents gardés secrets à la population et qui démontrent que le crash a été provoqué par un acte terroriste. Quand le parapente faussement incriminé est entré en collision avec l’avion, l’aéronef était déjà condamné, son ordinateur de bord hors contrôle. Les preuves sont dans le rapport officiel ci-joint à ce communiqué remis aux médias.
Le Front de Libération aérienne du Québec désire que l’interdiction du vol libre, qui touche injustement cette seule province, soit levé. Nous souhaitons que sa participation à faire la lumière montre à ce pays l’utilité des citoyens pilotes et de leur droit de pratiquer leur discipline en toute liberté.
Vive le vol libre ! »
Les médias ont en main le rapport secret qui parvint de façon anonyme à l’état-major du FLaQ. Le rapport est formel. Un virus informatique trouvé dans l’ordinateur de bord est la cause de l’écrasement. Cette façon symbolique de le déposer satisfait un grand rêve de vaincre l’insignifiance du mensonge et de l’interdit. La réaction populaire est favorable. Dispersés, les membres de l’expédition jubilent de la victoire éclair ainsi que des relents d’émotion de leur envol béni. Seule perte, un parapente. La présence militaire, en cette journée d’urnes, n’est particulièrement pas bien accueillie par la population.